Se saisir de la littérature en couleur :
Michel Butor en artisan

- Pauline Basso
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Fig. 5. M. Butor, Lettre-collage à Anne Slasik, 2010

Fig. 6. M. Butor, collages,
« VII Laodicée »

Fig. 7. M. Butor, collages,
« VII Laodicée »

Pendant plus de cinquante ans, le poète a amassé des matériaux très différents dans le but de réaliser ses cartes-postales et de les envoyer à ses proches, ses amis ou encore les artistes avec lesquels il collabore. Cela a donné par conséquent naissance à une quantité astronomique de collages, leurs formes et les techniques utilisées évoluant au fil du temps et des envies de l’auteur. Cette carte (fig. 5), envoyée à l’artiste-peintre Anne Slasik en 2010, est relativement simple dans sa réalisation et fait intervenir des éléments récurrents des collages butoriens, comme le scotch d’électricien. En outre, cette carte illustre un jeu de mise en abyme auquel l’auteur a régulièrement recours à cette époque. En effet, les éléments choisis permettent de le mettre en scène en tant qu’auteur puisque la carte qui sert de support au collage est une reproduction d’un texte de Michel Butor, « Passage », réalisé en collaboration avec un artiste et qu’au centre de la construction se trouve le découpage d’une photographie montrant l’auteur en train d’écrire un texte pour accompagner l’œuvre d’un autre artiste. Ainsi, par ces jeux de mise en scène cette pratique, souvent décrite comme un simple délassement, participe de la création d’une posture particulière d’auteur.

Ces cartes sont le résultat d’un assemblage d’éléments disparates, normalement destinés à être jetés que l’auteur récupère et réarrange afin de créer un objet nouveau. Ce principe de récupération de matériaux en ruine est également à l’œuvre dans Ruines d’avenir. Cet ensemble de sept volumes se compose de sept poèmes de Michel Butor tous accompagnés d’illustrations et a nécessité la collaboration de six artistes. Cette manière de travailler s’explique par le besoin, pour l’auteur, d’allier le texte à l’image afin de pouvoir traduire ce qu’il a vu et ressenti face à la Tapisserie de l’Apocalypse qui inspire ces différents volumes [10]. Six autres artistes et non sept car c’est Butor lui-même qui ferme la marche et accompagne le dernier texte qui débute par la formule « chers amis je vous salue ». Afin d’illustrer son poème, l’auteur recourt à la technique du collage qu’il utilise pour son courrier (figs. 6 et 7). Il a donc découpé des cartes postales représentant certaines scènes de l’Apocalypse afin de les rassembler différemment pour ensuite les coller sur des taches de couleurs bleues ou rouges supposées rappeler l’avenir à la fois infernal et céleste. Pour faire tenir le tout, l’auteur a utilisé ce qu’il appelle des « arcs-en ciel » de couleurs constitués en réalité de rubans adhésifs japonais qui rendent l’ensemble fragile et ont impliqué un « arrimage » plus solide à l’aide de points de colle [11]. En effet, ceux-ci ont pour caractéristiques de se décoller et de se recoller aisément. Ce qui fait de ce collage un ensemble de ruines recomposées, à l’image de la tapisserie d’Angers qui résulte de la recomposition de fragments, de ruines.

 

Faire « couler un arc-en-ciel » [12] à l’intérieur de ses textes

 

Faire naître l’unité du disparate est une pratique courante chez Butor, quand il crée ses collages, mais également lorsqu’il écrit. En effet, il y a chez lui un parallèle entre la citation, dont il use et abuse, et le recours à ce qui est destiné à disparaître, à être jeté et ce, dans le but d’amener du mouvement dans son texte :

 

J’ai beaucoup travaillé avec des citations (…) ; c’est pour moi essentiel, car cela me permet d’appeler à mon aide d’autres livres et d’autres écrivains. Ce qui se passe à l’intérieur de mes livres, ce n’est pas seulement la mise en relation des éléments ou citations que j’ai choisis, mais aussi, par leur intermédiaire, de ce que je n’ai pas choisi, de ce qui reste.
J’essaie de conserver non seulement ce que généralement « on » ne conserve pas, mais même ce que « je » ne conserve pas. Cela produit un mouvement à l’intérieur du livre [13].

 

Le phénomène à l’œuvre dans ses livres rejoint ainsi son travail en collaboration avec les artistes ou encore ses œuvres plastiques. La matérialité du collage devient un principe de composition esthétique dont l’ouvrage Boomerang [14] est un bon exemple en ce qu’il incarne, à plusieurs niveaux, une création de dialogue entre les parties ; un ouvrage où les espaces géographiques ne s’opposent pas, mais se rencontrent. Sept textes sont entremêlés pour donner naissance à cet ouvrage. Le premier, « Courrier des Antipodes » a été écrit sur place puisqu’il s’agit d’un échange de correspondance avec son épouse, restée à Nice, aux Antipodes. Ces lettres feront l’objet d’un démantèlement et d’un réassemblage pour donner naissance au texte utilisé dans l’ouvrage. Le second, « Archipel shopping », revient sur un séjour à Singapour avec Marie Jo pendant lequel l’écrivain et sa femme se sont retrouvés sans argent pendant plusieurs jours ; ce qui donne lieu à une réflexion sur l’impact identitaire du potlach à l’œuvre dans les archipels du Pacifique. « La fête en mon absence », quant à lui, revient sur acte manqué puisque le poète quitte Albuquerque pour Vancouver dans le but d’assister à une cérémonie, qui sera annulée pendant que Marie Jo et ses quatre filles, restées au Nouveau-Mexique assistent, à son insu, à une cérémonie indienne. Le texte suivant, « Bicentenaire Kit » a pour objet les Etats-Unis et s’inspire d’USA76 Bicentenaire kit, un coffret créé par l’écrivain et qui reprend 50 objets de la vie quotidienne américaine, dont une balle de révolver, un badge de shérif ou encore du pop-corn. Le sixième texte permet de relier le Brésil et la France en traitant conjointement du carnaval de Rio et de celui de Nice et a pour titre « Carnaval transatlantique ». Enfin, « Nouvelles Indes galante » prend la forme d’une rêverie à propos d’une zone utopique d’harmonie politique et s’inspire de l’opéra de Rameau, Les Indes galantes.

 

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[10] M. Calle-Gruber, « Les révélations Michel Butor » dans Ruines d’avenir, Arles, Actes sud, 2016, p. 11.
[11] M. Butor, « Geste de Ruines d’avenir », Ibid., p. 109.
[12] Lettre de Michel Butor, 7 juillet 2006, Hendaye, Pyrénées-Atlantiques, à Mireille Calle-Gruber, Mas Simoun, Pyrénées-Orientales, non éditée.
[13] M. Butor, Pour tourner la page, Magazine à deux voix, sous la direction de L. Giraudo, Arles, Actes Sud, 1997, p. 101.
[14] M. Butor, « Boomerang », Le Génie du lieu II, dans Œuvres complètes, éd. cit., VI, Paris, La Différence, 2007, pp. 415-476.