Se saisir de la littérature en couleur :
Michel Butor en artisan

- Pauline Basso
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Fig. 2. M. Butor, Mille et une caravanes, 1980

Fig. 3. M. Butor et O. Delhoume, « Cliché
du cheval origami »

Fig. 4. M. Butor et J. Kolář, « Astre des nuits »

A l’occasion d’un voyage au Japon, Butor se découvre une passion pour l’origami [7] et se met à en créer en nombre, ce qui amène un nouveau geste : celui du pliage minutieux, pliage qui a pour conséquence de changer considérablement la forme de la feuille, induisant un nouveau rapport à l’espace de la page. Il commence alors à en offrir à son entourage. C’est par exemple le cas de ce cheval, offert à Mari Jo, toujours à l’occasion d’un anniversaire de mariage. Réalisés à l’origine en plus grand nombre, ces chevaux ont ensuite fait l’objet d’une collaboration avec André Villers et donné naissance à l’œuvre Mille et une caravanes (fig. 2), dont la présentation ramène le lecteur au premier stade du livre papier : le rouleau. Ce second exemple représente le même origami, mais sous une forme différente : il s’agit d’un dessin, une nouvelle fois d’André Villers, mettant en avant les différents contrastes, placé dans une boîte à reproduction et offert à Marie Jo. Par la suite, l’objet a été photographié par Olivier Delhoume pour cette fois figurer dans le livre La Grande armoire (fig. 3). Afin de rédiger sa notice, Butor l’a manipulé pour la première fois et s’est alors rendu compte qu’il s’agissait en réalité d’un dessin ; lui a toujours cru que c’était une photographie. Cet exemple, en plus d’insister sur les gestes et sur la nécessité du maniement, permet également de revenir sur l’importante circulation des œuvres de Butor : à l’origine un cadeau réservé à la sphère privée, ces origamis sont devenus, sous diverses formes et de différentes manières, des œuvres.

L’Astre des nuits (fig. 4), en collaboration avec Jiří Kolář, permet à Butor d’explorer d’autres matériaux et de nouveaux gestes. Pour réaliser cette œuvre, Jiří Kolář a recouvert une sphère en bois de morceaux de papiers récupérés et recouverts d’une langue inconnue de l’auteur, ainsi que d’une feuille blanche, destinée à accueillir du texte. La collaboration se joue ici à plusieurs niveaux ; en effet, le texte n’est pas de Butor mais de Chateaubriand. La rencontre ne se fait plus seulement entre un artiste et un écrivain, mais également entre différents matériaux (le bois, le papier ancien, le papier blanc), différentes langues et deux époques. En outre, la boîte qui recueille cet objet a été créée, en origami, par le poète.

Le collagiste et l’écrivain collaboreront à de nombreuses reprises, ce qui amènera un nouveau geste pour Butor, celui du « froissement » ; comme il s’en explique dans sa réponse à l’Œil de Prague :

 

Tout écrivain sait ce que c’est d’écrire trois ou quatre versions d’un même texte, de les froisser l’une après l’autre et de les jeter à la corbeille. C’est une chose qui m’est arrivée, à moi aussi. Mais j’ai commencé un jour à me demander, alors que je venais d’introduire une nouvelle feuille dans la machine, si la première version de ce que je voulais écrire – la version que j’avais jetée – méritait vraiment le sort que je lui avais fait. Je l’ai repêchée dans la corbeille, je l’ai un peu lissée et j’ai eu une révélation de ce qui manquait au texte – le froissement. Comme envoûté, j’ai arraché la feuille blanche de la machine, je l’ai froissée, et quand je l’ai à nouveau lissée, il est resté des rides : j’avais devant moi une feuille vierge couverte d’une écriture inconnue. L’écriture de l’impuissance peut-être, ou de la colère. Mais c’était aussi une belle écriture. Et c’est comme cela que ça a commencé [8].

 

Ainsi, froisser le papier, lui apporter du relief permet de faire naître une nouvelle écriture ; le renouvellement de la forme de la page amène par la même occasion un renouvellement de la graphie.

L’auteur profite également de sa correspondance pour réaliser de nombreux collages ; ceux-ci peuvent prendre de nombreuses formes ; allant de la simple carte recomposée (en asymétrie ou non), au mobile en passant par des montages plus complexes. Cette activité, présentée par Michel Butor comme un délassement, est complexe à dater. Lors de plusieurs entretiens, il fait remonter ces collages à 1961, au retour de son premier voyage aux Etats-Unis, il est pourtant facile de trouver des exemples qui remontent aux années 1950, comme c’est le cas d’une dédicace envoyée à Claude Simon. Ces quelques années d’écart peuvent sembler anodines, mais elles signifient que l’auteur pratiquait déjà les collages avant ce séjour. Dans un entretien avec Roger-Michel Allemand, l’écrivain explique qu’à l’origine il s’agissait de cartes de vœux découpées et réassemblées par des réseaux de fils de couleurs [9]. Plus loin, Butor parle d’« œuvrettes » pour désigner ses cartes postales, terme qui semble péjoratif par l’emploi du suffixe « -ette ». Toujours dans cet entretien, il explique que ces collages sont rendus modestes par leur fragilité, puisqu’ils peuvent disparaître. « Modestes », ces cartes le sont par les matériaux utilisés ; en effet, il s’agit la plupart du temps de morceaux de papier-peint, de chute de papier, de cartes postales ou encore de carte à jouer. Toutefois, ce n’est pas sur cela qu’insiste Butor, mais bien sur leur fragilité.

Cette pratique modifie les gestes du lecteur. Pour le destinataire, il est nécessaire de déplier les différents morceaux composant la carte afin de pouvoir lire le texte. Cela instaure également un effet de surprise puisqu’on découvre à chaque étape une autre partie du collage. Pour le lecteur, il est dès lors impossible de regarder la totalité de la carte ou d’avoir accès au message en un seul regard, il est indispensable pour lui de la manipuler.

 

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[7] M. Butor l’écriture nomade, sous la direction de M. Minssieux-Chamonard et M.-O. Germain, catalogue de l’exposition éponyme, Paris, BnF, 2006, p. 37.
[8] M. Butor, « Réponse », dans J. Kolář, L’Œil de Prague, Paris, La Différence, 1992, p.186.
[9] M. Butor et R.-M. Allemand, Michel Butor, rencontre avec Roger-Michel Allemand, Op. cit., p. 183.