Sans Serif Comic Strip. 
        Le style typographique de Barnaby
        - Benoît  Crucifix
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Fig. 6. C. Johnson, « Barnaby », 1943 

Fig. 7. Signature de Crockett Johnson en 1945, 
détaillée du strip du 26 novembre. 
Reproduit dans Crockett Johnson, Barnaby, vol. 2, 
sous la direction de Philip Nel & Eric Reynolds, Seattle, Fantagraphics Books, 2014, p. 317 
  

Fig. 8. The Advertiser, 18 janvier 1947 
  

Fig. 9. C Johnson, « Barnaby », 29 juin 1942 
  
 
  
  
   Quand Johnson commence à élaborer Barnaby, d’abord publié en avril 1942  dans le journal progressiste new-yorkais PM,  il continue de peaufiner ce style minimaliste. Si le journal n’utilise que  ponctuellement le Futura pour ses propres maquettes, le caractère devient un  élément inséparable du strip de  Crockett Johnson, y compris dans la présentation périgraphique de la bande  dessinée (fig. 6). Ici, le bandeau  de titre, apposé à gauche et qui évolua au fil du strip, est le seul élément  qui contraste avec la titraille supérieure : le titre y est redessiné en  arabesque, figurant la fumée du cigare de O’Malley épelant le nom de Barnaby. De  même pour la signature de Crockett Johnson qui, au début tracée à la main en de  discrètes lettres bâton, prendra un aspect calligraphié beaucoup plus présent  dans le cadre du strip, avec un n final à la gestuelle particulièrement  idiosyncrasique (fig. 7). Cette signature visiblement calligraphiée renvoie  ostensiblement à la « main » du dessinateur, comme pour imprimer sa  marque dans un strip dont le style  est, pour le reste, régi par des impératifs de lisibilité et de simplicité.
   Publié à l’origine dans PM, journal d’un format légèrement plus petit et carré que celui  d’un tabloïd américain standard [26], le comic  strip de Johnson est dessiné de façon à être clairement lisible au premier  regard et se prête ainsi aux variations d’échelle qui ont suivi sa publication,  sur le modèle du syndicate, dans  différents journaux locaux, où les maquettistes s’autorisent parfois à différentes  manipulations et recadrages pour faire rentrer le strip dans la composition.  Même dans des cas où la taille du strip doit être réduite, la bande dessinée de Johnson reste remarquablement claire et  lisible, témoignage empirique de son efficacité graphique (fig. 8).
   C’est bien cette esthétique de simplicité qui fait  que l’intégration du caractère Futura « fonctionne » pour Barnaby. Les principes de composition de  Futura basés sur la monolinéarité et la géométrie des formes font écho aux  traits uniformes et aux contours distinctement tracés du comic strip. Philip Nel suggère ainsi que « Futura incarne  l’esthétique Crockett Johnson. Il [le caractère] se défait des détails inutiles  et traduit ses formes géométriques simples par des lignes précises et  d’épaisseur uniforme »     [27]. L’effet recherché, toujours selon Nel, est de  « rendre le graphisme invisible. C’est cette invisibilité apparente qui  rend le travail de Johnson si efficace » [28]. L’argument n’est pas sans rappeler cette métaphore  de Beatrice Warde qui comparait la typographie à un verre de cristal, sur la  base d’un idéal de transparence : les qualités visuelles de l’impression  doivent servir le contenu et rester, à ce titre, « invisibles » [29]. Si le qualificatif n’est peut-être pas le plus  adapté à un strip qui ne cesse de  thématiser la frontière entre le visible et l’invisible, il peut être relié à  la « ligne claire », notion spécifiquement conçue pour décrire un  style narratif basé sur la lisibilité en bande dessinée mais qui gagne à être  lue dans une perspective théorique expansive [30]. Cette proximité est suggérée par le critique  Jeet Heer qui, dans un commentaire succinct, inclut Barnaby dans une généalogie de la « ligne claire » qui  comprendrait également le cartooniste du New  Yorker Gluyas Williams, et rapproche la caractérisation simplifiée du  visage de Tintin de celle de Barnaby [31].
   Si on peut assimiler Barnaby à une riche famille de gag strips basés sur l’économie de  moyens et la simplification, du Little  King d’Otto Soglow à Nancy d’Ernie  Bushmiller, l’analogie avec la ligne claire invite à surligner la composante  narrative et décrit utilement la manière dont les différents composants  sémiotiques d’une bande dessinée fonctionnent ensemble et de façon cohérente  pour instiller un haut degré de lisibilité. Dans les strips de Crockett Johnson, tout est au service de la narration  dans une économie de la fluidité et de la lisibilité : l’horizontalité  plane des décors tracés à la règle unit les cases entre elles et vectorise la  lecture, la mise en mouvement des personnages, pratiquement toujours dessinés  de profil, de gauche à droite, accompagne le sens de lecture, etc.
   Le choix du Futura  medium italicisé répond également à ce  programme technique : fondé sur des critères optiques de lisibilité, le  caractère mécanique, en bas de casse, sera en théorie déchiffré plus rapidement  qu’un lettrage manuel. Mais dans le contexte d’une bande dessinée, introduire une  police typographique qui réduit au maximum l’empreinte de la main dans son graphisme  porte également le risque d’exacerber la différence entre le texte et l’image.  Dans l’œuvre d’Hergé, les révisions successives des aventures de Tintin  aboutissent à un « appoint de lisibilité » par la retranscription en  bas-de-casse italiques des dialogues initialement lettrés en majuscules ;  mais dans les deux cas, le texte reste lettré à la main, afin de conserver une  « proximité entre l’écriture manuscrite et l’activité du dessin » et  de réduire le contraste entre ces deux pans [32]. Afin de ne pas déroger  à ce « principe  d’homogénéité graphique » [33], Crockett Johnson doit compenser en adaptant le  style graphique de son comic strip aux  propriétés du caractère typographique.
   Tout d’abord, la disposition spatiale des  phylactères répond également à un impératif de lisibilité. Ils sont presque systématiquement  placés dans la partie supérieure des cases et hiérarchisent l’ordre de lecture  des dialogues de haut en bas et de gauche à droite. En accord avec les lignes  droites des cases, du mobilier, et du décor, les bulles sont tracées à la règle,  à l’exception des coins arrondis, avec une queue de phylactère qui identifie  toujours précisément qui parle, et enveloppent le texte de près, ne comportant  que peu d’espace blanc. Cela encadre et renforce encore l’effet de grisaille du  texte qui est déjà particulièrement marqué par le monochrome et la graisse  uniforme du Futura. Johnson équilibre cette grisaille régulière du texte  typographié en disposant différentes zones de noir profond ; une technique  que les cartoonistes américains appellent spotting  blacks [34]. En effet, la ligne épurée et minimaliste de  Crockett Johnson va de pair avec une répartition soignée et rythmée des plages  chromatiques : chaque épisode de Barnaby est parsemé de zones de noir uniforme, au niveau du décor comme des  personnages, de façon extrêmement équilibrée. Entre autres effets, elles  permettent de répondre à la grisaille du texte typographiée (fig. 9). Ce rapport entre noir et blanc  est l’un des aspects de Barnaby qui  le caractérise peut-être le mieux et  qui permet au dessinateur de pallier la rupture entre dessin et écriture qu’amène  l’utilisation d’une fonte mécanique.
    
    
    
    
 
   [26] 11×14 pouces au lieu de  11×17, c’est-à-dire plus ou moins 28×36 cm au lieu de 28×43.
[27] Philip Nel,  « Afterword: O’Malley Takes Flight », dans Crockett Johnson, Barnaby, vol. 2, sous la direction de  Philip Nel & Eric Reynolds, Seattle, Fantagraphics Books, 2014,  p. 337.
[28] Ibid., p. 338.
[29] L’idée est d’abord  présentée lors d’une conférence en 1930 et sera plus tard recueillie en  volume ; Beatrice Warde, « The Crystal Goblet, or Printing Should Be  Invisible », dans The Crystal Goblet: Sixteen Essays on Typography, Londres, Sylvan Press, 1955.
[30] C’est en tout cas la  proposition que fait David Pinho Barros dans une démonstration très  convaincante d’un « cinéma ligne claire » ; voir The Clear Line in Comics and Cinema : A  Transmedial Approach, thèse de doctorat, Universidade do Porto & KU  Leuven, 2020.
[31] Jeet Heer,  « Barnaby and American Clear Line Cartooning », dans Crockett  Johnson, Barnaby, vol. 1, Op. cit., pp. 11-14.
[32] Jan Baetens, Hergé écrivain, Paris, Flammarion, « Champs arts », 2006, p. 103.
[33] Philippe Marion, Traces en cases..., Op. cit., p. 61.
[34] Paul Karasik &  Mark Newgarden, How to Read Nancy. The  Elements of Comics in Three Panels, Seattle, Fantagraphics Books, 2017, pp. 130-131.