Les Fables de La Fontaine
illustrées par Marc Chagall
- Marine Ricord
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Fig. 6. M. Chagall, « Le Cerf et la vigne », 1927
Fig. 7. M. Chagall, « L’Aigle, la Laie et
la Chatte », 1927
Fig. 8. M. Chagall, « L’Aigle, la Laie et
la Chatte », 1950-52
Fig. 9. M. Chagall, « Le Renard et les Poulets
d’Inde », 1927
Comme la place qu’ils occupent dans l’image, le rôle qu’ils jouent dans l’illustration varie ; la végétation y est d’ailleurs plus détaillée et importante que dans les Fables de La Fontaine et participe de leur enchantement. Dans la gouache illustrant « Le Lièvre et les Grenouilles » (II, xiv, p. 44), quelques brins d’herbe et des fleurs, autour d’un angle de barrière en bois, suffisent [25] à évoquer le coin de campagne d’où s’échappe le Lièvre. Car sa peur le fait « s’enfuir devers sa tanière » (v. 22), son coup d’œil vers l’arrière témoigne qu’il est aux aguets, sur le qui-vive, jamais tranquille. La végétation sert ici de décor et apporte une touche réaliste. De façon différente, « Le Cerf et la vigne » (V, xv, p. 150 ; fig. 6) propose une illustration entièrement remplie de verdure, peinte à la manière impressionniste. Le cerf est caché sous les frondaisons, en haut à gauche, tandis que le chasseur, accompagné de son chien, regarde et tire du côté opposé : c’est la situation initiale qui est ainsi décrite. Le corps du cerf se fond dans la végétation, constituant une image teintée d’irréalité, comme s’il s’agissait de transcrire ce à quoi songe le veneur. Chagall n’a pas représenté la suite de la fable plus sombre, où le cerf rassuré en vient à « brouter » (v. 6) la vigne et se met à découvert. Cette illustration révèle que le caractère onirique peut surgir au sein même de la représentation de la réalité. C’est ainsi que la gouache de « L’Aigle, la Laie et la Chatte » (III, vi, p. 83 ; fig. 7) peint une utopie, un arbre enchanté où cohabite une petite société : « Et sans s’incommoder, moyennant ce partage,/Mères et nourrissons faisaient leur tripotage » (v. 3-4). Les branches et leurs feuilles forment un ensemble plein de nuances délicates, de petites touches et de points, qui ressortent sur un fond bleu indigo d’une grande profondeur presque vertigineuse : on y discerne des tourbillons qui font songer à la « Nuit étoilée » de Van Gogh. Et pourtant, cette vue très belle vacille à cause de la présence de la chatte, qui grimpe le long de l’arbre : elle veut y porter mensonges, médisances et paroles de peur. C’est sans doute le paradis perdu que l’illustration entend nous montrer. A contrario, l’eau-forte (p. 85 ; fig. 8), toute en noir et blanc, montre ce dont la prive l’absence de couleurs : elle ne contient plus cette nostalgie de l’équilibre et la séduction qu’il apportait à son spectateur. Autre exemple, les bois de la fable « Les Loups et les Brebis » (III, xiii, p. 97). Les troncs colorés et tordus, recouverts d’un couvercle végétal, abritent le retour des carnages, rompant sans vergogne la paix conclue. Le traitement expressionniste de la gouache révèle la réalité fantasmagorique des sombres forêts. De la description réaliste de la réalité à sa représentation onirique, M. Chagall interprète les Fables.
Fantaisie, nuit et rêve
Chaque illustration crée l’univers de la fable, en lui donnant une « atmosphère » [26] et une approche picturale, et en cela, n’est pas une lecture littérale du texte lafontainien. Le peintre saisit l’imaginaire du poète, et trouve son équivalent dans ses référents picturaux. Trois motifs de rencontre nous ont paru importants : la fantaisie, la nuit et le rêve. Tenant du classicisme, La Fontaine fait aussi figure de « classique » (compris en un sens plus large) en comparaison de l’esthétique plus moderne et libre de Chagall, mais l’écriture et l’univers des fables n’en sont pas moins ouverts à l’humour, aux surprises du merveilleux. Chagall s’en empare : « Du temps que les bêtes parlaient… » (« Le Lion amoureux », IV, i, v. 18). Et c’est ainsi qu’« un Lion de haut parentage » demande en mariage une bergère (p. 102) et que le peintre représente ce « couple hybride » [27], lion amoureux à la posture humanisée, à la crinière ébouriffée, tenant une jeune femme au regard un peu vide [28]. La « Chatte métamorphosée en femme » (II, xviii, p. 61) est un « être hybride » [29], femme à la tête de chat, mélancolique et surprise : peut-être songe-t-elle à sa vie de souris, à laquelle elle reviendra à la première occasion tentante. Dans « La Mort et le Bûcheron » (I, xvi, p. 19), l’allégorie de la mort est très étonnante dans la gouache et contraste curieusement avec la scène de genre du Bûcheron nouant son fagot : hybride dansant et festif (chapeau pointu sur le crâne), squelette et femme (avec ventre arrondi), la Mort surprend l’homme qui, on l’imagine par le texte, reviendra sur sa demande initiale. Quant à la fable « Les Grenouilles qui demandent un Roi » (III, iv, p. 79), avec humour, un nouveau roi est dépêché par un Jupiter humain et nu (ou son messager), tête renversée et bras tendu comme s’il déposait in extremis le Soliveau parachuté : est-ce le signe de ce « paganisme authentique et nouveau » [30] dont parle A.-M. Bassy ?
Second motif choisi : celui de la nuit représentée dans les illustrations [31], mais pas souvent évoquée dans les fables de La Fontaine. La plainte du paon à Junon (II, xvii, p. 57) a lieu dans un ciel étoilé, bleu nuit. Junon personnage aux ailes d’ange s’adresse d’en haut à l’oiseau selon une diagonale qui le place en équilibre précaire, sans doute le signe de la punition promise s’il ne cesse de se plaindre. Deux légers traits blancs émanant de Junon semblent figurer un sort, celui des qualités échues, dont l’animal ne peut se départir. La nuit, absente du texte, peut se justifier esthétiquement parce qu’elle met en valeur la beauté de la queue de l’animal : « Un arc-en-ciel nué de cent sortes de soies » (v. 13) ; elle devient le temps propice aux vœux les plus chers. La nuit peut aussi avoir une connotation tendre et elle s’harmonise bien avec le portrait des deux pigeons sous la lune. Bec contre bec, face à face, au faîte d’un arbre, le couple est réuni après les péripéties tumultueuses vécues par le pigeon voyageur. La délicatesse de la végétation fait ressortir les nuances du bleu, qui met en valeur la blancheur des volatiles. La nuit dans « Le Renard et les Poulets d’Inde » (XII, xviii, p. 214 ; fig. 9) fait partie de la ruse ourdie par le Renard dans la fable : les tours du Renard hypnotisent les dindons perchés sur leur branche, que le manque de sommeil finit par faire chuter : « Autant de mis à part : près de moitié succombe./Le Compagnon les porte en son garde-manger » (v. 23-4). La lune est un motif récurrent de l’œuvre de Chagall [32] : associée au rêve, non seulement elle a partie liée avec le désir – et l’appétit en est un, primordial dans la vie de l’animal – mais elle favorise en fin de compte les facéties du renard, ses jeux de scène et d’illusion (« tant de différents personnages » et « cent mille autres badinages » (XII, xviii, v. 15-7). La gouache allie le bleu de la nuit et des nappes blanches, halo de la lune mais aussi nuée que l’on retrouve dans d’autres illustrations. C’est en particulier le cas du « Corbeau voulant imiter l’Aigle » (II, xvi, p. 52) : le peintre en fait une scène de nuit (rappelant le plumage noir du corbeau), le croissant de lune est présent. Le corbeau a vu un aigle emporter un mouton, il désire l’imiter : ce modèle est figuré dans un nuage, bulle de rêve [33] qui le guide mais qui le conduira à la déception. En effet, le mouton jaune vif, toison d’or pour ce nouveau Jason, est beaucoup trop gros pour le corbeau, ridiculement petit en proportion : sa fourrure « d’une épaisseur extrême » (v. 16) a l’effet d’un piège puisqu’elle « empêtra si bien les serres du Corbeau/Que le pauvre Animal ne put faire retraite » (v. 19-20). L’écart est maximal entre le corbeau et l’« Oiseau de Jupiter » (v. 1), la terre et le ciel.
La nuée, notre dernier motif, représente en général dans les illustrations de Chagall ce qui est désiré, inaccessible. L’avare rêve de tuer la poule croyant qu’elle contient un trésor et au-dessus de sa tête, un nuage s’élève, signe d’un désir, voire d’un rêve illusoire (« La Poule aux œufs d’or », V, xiii, p. 148). La fable « Le Coq et le Renard » (II, xv, p. 49) est illustrée sur papier coloré beige : aucune végétation, au contraire de l’eau-forte (p. 50) au pied de l’arbre et sur les branches ; en revanche, une grande nappe blanche, qui a l’aspect d’un nuage, sépare le renard du coq perché sur l’arbre. Cette étendue blanche, mêlée de gris clair, est la distance du vorace à sa proie, la matérialisation de son désir. Mais elle dit aussi l’illusoire pouvoir de son discours de séduction et protège en fin de compte le coq rusé, capable de renchérir sur la rhétorique par l’efficacité de la fiction : le coq invente l’arrivée de deux lévriers, soi-disant messagers de cette « paix générale » (v. 5), mais menaces pour le renard. Dans « Le Renard et les raisins » (III, xi, p. 91 ; fig. 10), le même motif nébuleux nuance le ciel bleu qui sépare la tête du renard gourmand, dans le coin droit inférieur, de la grosse grappe de raisin noir, suspendue dans l’angle opposé. Les yeux du renard sont attendrissants de convoitise et l’inaccessibilité du raisin confère à l’animal un air songeur et résigné, la familiarité d’un chien. Les grains de raisin bien mûrs ont des reflets blancs, comme s’ils avaient pris un peu de la blancheur laiteuse du rêve. Deux eaux-fortes l’accompagnent : l’une (p. 93 ; fig. 11) se caractérise par un fond uniquement blanc, réduisant l’image par le contraste du noir et du blanc à une confrontation entre le renard et le raisin. La seconde (p. 92) version emplit le cadre d’un ciel bleu et d’un soleil rouge ; elle colore le raisin de vert, rappelant le discours du renard qui se faisait une raison dans la fable : « Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats » (III, xi, v. 7). L’illustration à la gouache semble, par le travail de la matérialité, mieux souligner la consistance du rêve, ce flottement cotonneux du désir.
Une petite mythologie personnelle de Chagall croise ainsi les motifs lafontainiens : le bestiaire, la rencontre des hommes et des animaux, les équilibres rompus et les mauvaises postures, le désir d’être autre ou les appétits contrariés, autant de partages par la lecture, recréés dans les illustrations. Le peintre élabore ce qui le touche dans les fables, l’accueille dans son imaginaire plastique, tout en faisant éclore le sens du texte. L’imaginaire coloré de Chagall a su révéler à sa manière l’enchantement des Fables, autant dire leur poésie ; et sur ce point, les gouaches ont sans doute un avantage sur les eaux-fortes, plus centrées sur la dramaturgie et la scénographie. Les illustrations frappent par leur diversité, au-delà des motifs communs qui circulent : leurs approches picturales ou techniques révèlent qu’elles ont rendu compte de la diversité des Fables, la grande devise lafontainienne. La proposition d’édition d’A. Vollard était bien une heureuse intuition, pour les Fables et pour Chagall, pour qui « cet ensemble réalisé (…) constitue donc comme une expérimentation, comme le laboratoire de tout le talent, déjà accumulé et à venir […] » [34].
[25] Etonnamment, l’eau-forte (p. 47) se caractérise, elle, par une profusion d’herbe, la gouache a ici un pouvoir suggestif plus fort.
[26] A.-M. Bassy, Les Fables de La Fontaine. Quatre siècles d’illustrations, Op. cit., p. 167.
[27] J.-M. Foray, Le petit dictionnaire Chagall en 52 symboles, Paris, Réunion des Musées Nationaux, 2013, p. 50.
[28] Le regard surpris, et même effaré, de la jeune fille ne semble pas reprendre la remarque ironique du fabuliste :
« Car outre qu’en toute manière
La belle était pour les gens fiers,
Fille se coiffe volontiers
D’amoureux à longue crinière » (v. 37-40).