Les Fables de La Fontaine
illustrées par Marc Chagall

- Marine Ricord
_______________________________

pages 1 2 3

Fig. 2. M. Chagall, « Le Loup et
la cigogne », 1927

Fig. 3. M. Chagall, « Le Loup et
l’Agneau », 1927

Fig. 4. M. Chagall, « La Poule aux œufs
d’or », 1927

Fig. 5. M. Chagall, « Les Deux mulets », 1927

Le dessin des animaux et leur disposition dans l’espace ont un caractère enfantin. Songeons à la fable « Le Loup et la cigogne » (III, ix, p. 89 ; fig. 2) : sur un fond vert et gris du papier coloré, l’« Opératrice » (v. 9), la cigogne campée sur ses longues pattes, retire un os dans le gosier du loup, lui aussi posé à la verticale, comme s’il avait été retourné à 45° tel quel avec ses pattes tendues [22]. L’effet est comique et il éclipse la morale de l’histoire, l’ingratitude du loup et le retour au galop de son naturel, que traduit une arrogance rhétorique. Autre exemple : dans « Le Lion devenu vieux » (III, xiv, p. 101), le lion affaibli pose au premier plan, résigné et le regard fixé sur le spectateur. Derrière lui, les quatre animaux, même le plus faible, s’agitent en toute liberté sur les aplats de deux couleurs, le jaune et l’ocre : le cheval de dos, le Bœuf et son coup de corne, la tête du loup hors champ, et enfin l’âne gambadant avec bonheur, bref l’animation est retrouvée. L’absence de perspective confère aux personnages l’impression de flotter dans l’espace, comme posés dans la page d’un livre pour enfant. Les couleurs souvent tranchées de la gouache soulignent encore cette ressemblance.

Pourtant, si elle déréalise un peu le monde, souvent cruel, des Fables, la peinture n’omet pas leurs tensions et leurs enjeux. C’est ainsi que Chagall met en scène des duos ou duels, des combats, que fait ressortir la simplicité des scénographies : la différenciation du haut et du bas, d’un sens et de l’autre, souligne par plus de visibilité les liens entre les personnages. Ainsi, les deux taureaux de la fable (II, iv, p. 25) semblent combattre dans une corrida, comme si on les apercevait d’un point de vue surplombant. La couleur jaune sur laquelle se détachent le rouge et le bleu éclaire la scène d’une intensité méditerranéenne. Dans « Le Loup plaidant contre le Renard par-devant le Singe » (II, iii, p. 22), le loup et le renard sont dressés debout, les pattes de devant prêtes au combat, et on les imagine avoir « bien contesté,/Répliqué, crié, tempêté » (v. 9-10). Le peintre enveloppe leurs corps blancs dans un halo orange qui les découpe sur le fond d’un bleu indigo et d’un vert cru, entre ciel et terre, et rappelle qu’ils sont suspendus au jugement du singe orange, surélevé sur son arbre. Les animaux vont par deux : la lice et sa compagne (tête bêche : II, vii, p. 26), les deux ânes chargés (vers la gauche, vers la droite : II x, p. 38), le cheval et l’âne (têtes proches, vers le haut, vers le bas : VI, xvi, p. 164). Une variante de ces duos prévoit la confrontation dans une disposition dessus / dessous : le coq rusé sur sa branche et le renard au sol ; le pot de terre sur un mât et le pot de fer par terre, sur lequel est juché un coq au plumage multicolore (sur la gouache) ou rouge (sur l’eau forte), indiquant le vainqueur.

L’exemple du « Loup et l’Agneau » (I, x, p. 13 ; fig. 3) mérite qu’on s’y arrête : le fond bleu, à la végétation délicatement tracée en blanc et par un effet de dripping, contraste avec l’issue tragique de la fable, suggérée sur la gouache. Le loup occupe la place centrale, dans une posture assurée, et tient sous sa mâchoire et sa langue rouge la tête de l’agneau, de biais, dans une position instable, les yeux bleus touchants et émouvants. La domination du loup est soulignée par le reflet de l’eau qui fait disparaître l’image de l’agneau. L’eau-forte (p. 15) est plus saisissante et dramatise la scène : les hachures du fond assombrissent le paysage, malgré quelques touches vertes de végétation. C’est surtout le rouge du loup sanguinaire, redoublé à la surface de l’eau, qui confère à la scène sa sombre tonalité : le jaune tendre de l’agneau ne pèse que peu, maladroitement déstructuré. L’eau-forte en général dramatise l’histoire ou rend plus aiguës les tensions entre les personnages : le rêve de la couleur se dissipe et ôte à l’illustration son caractère enfantin. C’est ainsi que celle du « Chêne et du Roseau » (I, xxii, p. 21) offre un paysage désolé, digne d’un cauchemar : l’orage est rendu par des hachures épaisses croisées et pose une chape sur le paysage dont les nuances désordonnées de gris accueillent le tronc déraciné du chêne, barrant la perspective. Seul le buisson de roseau rouge ressort, comme un bouquet de roses pour les obsèques. L’eau-forte est plus austère, accroît les mouvements, acère les traits et les gestes. Les gouaches peuvent aussi augmenter l’effet, mais en enrobant l’effort et en reportant la tension par des aplats de couleurs vives et un jeu de postures évoquant l’animal aux abois.

« Le Lion et le Rat » (II, xi, p. 43) propose une vue surplombante sur le lion « pris dans des rets » (v. 13). Le violet mica délimite, comme un ring ou une nasse, la scène orange, recouverte d’un filet dont on aperçoit quelques quadrillages discrets. La tête tournée vers le sol, les pattes et les griffes crispées, la queue en S, le lion est pris au piège et son corps exprime la puissance d’une rage contenue. Mais à la grande surprise du lecteur, pas de trace du rat, annonçant son salut, à moins que l’ombre du bas ne le représente discrètement. Dans « L’Œil du Maïtre » (IV, xxi, p. 126), la menace de « l’homme aux cent yeux » (v. 20) est figurée en haut à gauche, comme dans une vignette : cette présence semble expliquer l’agitation [23] qui domine la scène orange sur fond jaune, et le regard en coin du cerf blanc pris de court. La fable évoque l’entente entre les bœufs et l’intrus de l’étable ; dans la gouache, la tension, incarnée par le Maître qui rompt un équilibre fragile, paraît gagner tous les personnages, les ruminants (orange et jaune) et leur hôte.

De fait, les fables animalières au sens strict ne sont pas les seules retenues par M. Chagall et environ un tiers [24] des fables mettent en scène des humains, seuls ou à leurs côtés. Que font-ils ? Ils portent ou transportent (« L’Ane chargé d’éponges et l’Ane chargé de sel », II, x, p. 38 ; « Le Meunier, son Fils et l’Ane », III, i, p. 70), ils sont arrogants (V, xx, p. 156 : « L’Ours et les deux Compagnons »), sots (« La Poule aux œufs d’or »,V, xiii, p. 148), plaintifs (« La Mort et le Bûcheron », I, xvi), aveuglés par leur amour (« L’Homme et son image », I, xi, p. 16 ; « La Chatte métamorphosée en femme », II, xviii, p. 61 : et le motif du couple ou de l’être hybride), cupides (« Testament expliqué par Esope », II, xx, p. 65), buveurs (« Le Cygne et le Cuisinier », III, xii, p. 95). Si les humains restent souvent entre eux, cependant quand ils ont affaire aux animaux, ils ne sont guère bienveillants à leur égard, les chassant, les exploitant, les soumettant à leur bêtise (« L’Ane chargé d’éponges et l’Ane chargé de sel, II, x, p. 38). Parfois, l’animal prend sa revanche, sans le vouloir, utilisant l’imprudence de l’homme (« L’Ours et l’amateur des jardins », VIII, x, p. 178). Ces caractéristiques sont certes déjà contenues dans les Fables, mais le peintre les retient et les illustre, à sa manière. En effet, l’acte agressif de l’homme n’est pas figuré, il est seulement suggéré. Ce peut l’être par un geste : le cuisinier écarlate brandit son cou d’une main et de l’autre serre le cou blanc du cygne, dont le regard mauvais signifie qu’il ne se laissera pas faire. Le peintre peut aussi saisir un moment antérieur, celui où s’exprime le désir de s’en prendre à l’animal : une distance sépare l’homme de sa future victime. Dans « La Poule aux œufs d’or » (V, xiii, p. 149 ; fig. 4), la poule bien ronde occupe le premier plan, dans des tons chauds de jaune, d’orange et d’ocre, rehaussés de drippings ; tout en elle dit la promesse de richesse, pourtant menacée par l’homme au fond à droite dont la main est levée, comme si elle cherchait à atteindre l’animal. Le fabuliste explicite, lui, davantage le projet : « Il la tua, l’ouvrit […] » (v. 6). Dans « Le Petit Poisson et le Pêcheur » (V, iii, p. 139), l’espace est organisé presque géométriquement : sur un fond bleu, aux reflets blancs et beiges, le poisson aux écailles bleues, à gauche, a mordu à l’hameçon ; en haut de la ligne et de la canne à pêche en triangle, se trouve la bouche ouverte du pêcheur (sa tête est hors champ), qui s’adresse au poisson d’une façon menaçante et semble ne laisser aucun doute quant à l’issue de l’histoire. Dans les deux fables citées, l’espace entre les deux protagonistes matérialise l’intention mauvaise de l’homme, et la belle apparence de la future victime la dénonce, tout en expliquant son attrait.

 

Coin et cadre

 

La présence humaine, et plus généralement celle du prédateur, occupent dans l’illustration un coin de l’image, et peuvent n’être représentées qu’en partie, le reste du corps restant hors champ. Notre pêcheur de la troisième fable du Livre V n’est aperçu que par sa main serrant sa canne à pêche et son visage rougi, bouche grimaçante et parlant au poisson. Dans « Les Deux Mulets » (I, iv, p. 9 ; fig. 5), l’« ennemi » (v. 7) qui met à mal l’âne « glorieux » (v. 3) portant l’argent de la gabelle est saisi dans la fuite : en bas de l’image, un pied est sur le départ, et la tête d’un autre brigand, le couteau en travers de la bouche, à la manière des affiches anti-bolcheviques de l’époque, signe le forfait commis sur l’âne mort, couché, glissant déjà dans le bleu profond de la nuit. Le loup apparaît souvent ainsi, gueule béante, langue rouge bien visible (« Le Loup devenu Berger », « Le Lion devenu vieux » par exemple). Nous noterons aussi le rôle de l’observateur étonné en bas à gauche dans « L’Avare qui a perdu son trésor » (IV, xx, p. 123) : cet œil rond et blanc regarde avec intérêt l’avare qui « avait dans la terre une somme enfouie,/Son cœur avec » (v. 12-13) et qui lui donnera, bien malgré lui, l’envie de le dérober. Le jeu des couleurs souligne la mort symbolique que signifie le geste du thésauriseur : le blanc de la neige se retrouve sur le corps et le visage livide de l’avare, le brun de la terre sur une partie de ses vêtements.

Le coin ou les figures hors champ tiennent ainsi un fil de l’histoire, qui détermine la position des personnages. Mais ils ne seraient rien s’ils n’entretenaient pas des liens avec le fond de l’image (couleurs et formes), avec son environnement – les deux derniers exemples analysés le montrent. Le paysage joue en effet un grand rôle, même s’il n’est pas présent de façon identique dans toutes les illustrations. Parfois, le cadre est plus dépouillé et seuls des fonds de couleurs évoquent un ciel – l’aigle volant dans la nue blanche avec Maître Jean Lapin dans ses serres (« L’Aigle et l’Escarbot », II, viii, p. 30 ; la campagne – le meunier et son fils portant l’âne devant l’étendue violette (« Le Meunier, son Fils et l’Ane », III, i, p. 70) ; enfin un fond neutre – l’eau forte de « la Tortue et les deux Canards » (X, ii, p. 198) réduite à un trio sur fond blanc. Cependant, souvent le paysage est représenté de façon plus évocatrice : nourri de lieux réels et de lumières rencontrées lors des voyages en France, il associe le bleu du ciel aux nuances de vert de la végétation, aux couleurs variées des fleurs, auxquelles répondent les plumages ou écailles multicolores. Branchage discret (« Le Petit Poisson et le Pêcheur », V, iii, p. 139), ramures légères d’aquarelle et de gouache mêlées (« La Mort et le Bûcheron », I, xvi, p. 19), rare paysage de mer presque pointilliste (« Le Berger et la mer », IV, ii, p. 106). Ou paysage tableau, plein de couleurs et de lumières rouges et jaunes nées d’un soleil rougeoyant et reflétées dans l’eau, éclipsant les grenouilles de la fable, le danger des noces d’un tyran (« Le Soleil et les Grenouilles », VI, xii, p. 162) et décalant ainsi son enjeu. Les paysages sont divers, tout comme les manières qu’a M. Chagall de les peindre.

 

>suite
retour<
sommaire

[22] A.-M. Bassy explique aussi que « [c]’est cette naïveté d’enfant qui conduit Chagall à retrouver, presque spontanément, la disposition des personnages dans les anciennes miniatures des Ysopets » (Ibid., p. 139). Par exemple, la miniature « Cheval envoyant une ruade à un lion », Ysopet (adaptation d’Esope en latin et franc-comtois), Ms P. A. 57, f. 57v (Bibliothèque municipale de Lyon. En ligne. consulté le 22 juillet 2021).
[23] L’eau-forte (p. 129) traduit ce désordre par un fond gris, aux hachures fines et serrées dans tous les sens, soulignant les pattes qui s’emmêlent.
[24] La proportion de fables humaines illustrées s’accentue proportionnellement dans la seconde moitié du recueil.