[24] Ibid., v. 17.
[25] Ibid., v. 24-25.
[26] « L’Alouette et ses petits, avec le Maître d’un champ » (IV, xxii), éd. 1755, vol. 2, p. 45.
Les illustrations d’Oudry, du moucheron
au pachyderme, une question d’échelle
- Marie-Claire Planche
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Fig. 7. J.-F. Poletnich, J.-B. Oudry,
« La Querelle des Chiens et des Chats,
et celle des Chats et des Souris », 1759
Fig. 8. L.-S. Lempereur, J.-B. Oudry,
« L’Alouette et ses petits, avec le Maître
d’un champ », 1755
Le paysage est circonscrit de manière assez conventionnelle par deux arbres aux hautes frondaisons ; cette nature en trompe-l’œil rapproche l’oiseau des airs et installe le félin au pied d’un arbre, tout en offrant une vue extérieure qui réponde à celle que révèle la baie. C’est en effet sur une belle console rocaille que la cage du moineau est installée, tandis que l’élégante niche du chat se trouve sur le sol. La cohabitation des deux animaux sert de point de départ à la fable et leurs logis respectifs sont à proximité puisqu’« Une longue habitude en paix les maintenait » [24]. Les arbres de la tapisserie, la console, le pot sur le rebord, la taille de la pièce et son dallage contribuent à donner une échelle qui confère à l’ensemble une sorte de charme intimiste. Il est cependant rompu par l’action de « maître Chat », un gros félin tout à son affaire, croquant des moineaux de belle taille : le premier gît déjà sur le sol, tandis que le second, tenu par les pattes et les crocs du félin vit ses derniers instants. La stature des animaux vient alors modifier les proportions de l’ensemble de la scène et tout le décor s’en trouve réduit, comme un espace miniature réservé aux animaux et dans lequel l’homme serait inadapté, ce que la console rapportée à la taille du glouton indique. L’instinct a repris ses droits, s’opposant à un ordonnancement qui correspond au début de la fable. N’y a-t-il cependant pas dans cet arrangement quelques indices d’un bouleversement ? La cage à la porte ouverte est en effet légèrement de biais et la tapisserie de verdure peut rappeler le naturel chasseur du chat. C’est une autre action belliqueuse, située dans un cadre délicat, qui est représentée dans l’estampe suivante (fig. 7).
Les chiens se jettent sur les félins, dans une violente querelle puisque « cet altercas/Mit en combustion la salle et la cuisine » [25]. La domination canine est manifeste, tandis que l’un tient déjà son ennemi aux yeux exorbités et à la langue pendante sous ses pattes, l’autre est encore en mouvement. Le dessinateur a conféré à la dispute de la fable une tournure plus bestiale, soulignant les rapports de force tant par la posture que la taille des belligérants. La pièce dans laquelle ils se trouvent a l’apparat d’un beau salon rocaille, comme le confirment les lignes courbes de la commode et de l’encadrement du dessus-de-porte. Elle ouvre cependant de manière inhabituelle sur une pièce moins noble, la cuisine à la rusticité bien visible. La « salle » offre ainsi plusieurs perspectives : celle permise par la porte ouverte, et celles des paysages ornant les murs qui n’ont pas les mêmes proportions. En effet, la tapisserie bordée de fleurs occupe le mur et son retour au-dessus du stylobate, tandis que la peinture du dessus-de-porte s’adapte à un espace plus petit et plus haut pour figurer une échappée différente qui se superpose à la profondeur de la cuisine. L’ensemble est particulièrement équilibré entre les différents espaces, qu’ils soient réels ou relevant du trompe-l’œil, le volume de la pièce et les animaux. La disposition de ceux-ci au premier plan met une fois encore en valeur la querelle, dans un ensemble qui joue sur les contrastes. La sauvagerie semble vouloir être atténuée par l’élégance du décor et les animaux paraissent comme échappés de la cuisine qui, parce qu’elle jouxte la pièce rocaille, s’éloigne de l’organisation architecturale des belles demeures. La composition privilégie un lien spatial étroit avec le texte tout en négligeant les enjeux de la querelle qui, dans la fable, bouleverse la maisonnée sans conduire à un tel règlement de comptes. Enfin, les paysages en trompe-l’œil n’ont ici d’autre fonction que celle d’offrir la vision d’un décor à la mode destiné à l’agrément du spectateur. L’estampe affiche alors les talents d’un artiste capable de figurer avec cohérence et précision des espaces et une scène animalière dynamique.
Si nous avons privilégié les animaux, c’est parce que leur mise en scène correspondait davantage à notre sujet. Cependant, il nous paraît opportun de conclure en nous attachant à un homme qui visite ses champs (fig. 8) [26]. La fable rapporte les propos renouvelés de celui qui, accompagné de son fils, annonce vouloir faucher ses blés, générant une grande inquiétude chez l’alouette et ses petits. Les chaumes sommés d’épis sont si anormalement hauts qu’ils permettent de dissimuler pleinement les êtres humains. Il s’agit encore d’une question d’échelle qui fait fi du réel pour interpréter avec finesse le texte dans lequel la famille alouette et le propriétaire du champ n’échangent aucun regard. Les blés forment un paravent et seul le spectateur de l’estampe a accès aux deux côtés de la cloison végétale. Cette composition réunit ainsi les principes qui régissent l’iconographie de cette édition : si le spectateur voit, il se doit aussi de deviner pour comprendre le sens lié à l’organisation des illustrations. Ainsi la taille des céréales, tout comme les indices de dialogue entre le père et le fils sont le signe que le sens de la vue est étranger au récit de la fable, mais primordial dans sa transposition gravée.
Nous avons pu analyser la diversité qui préside à la mise en scène des animaux dans une édition qui se joue du motif de la fable en ne le plaçant pas systématiquement au centre de l’estampe. L’iconographie inventée par Oudry apparaît riche et parfois surprenante dans son organisation, proposant des effets de grossissement et accordant une grande importance au décor, souvent ample. Si l’iconographie peut s’inscrire dans les pas de l’édition illustrée par Chauveau au XVIIe siècle, la variété des décors et de la disposition des figures est favorisée par le format des estampes dont les bordures ajoutent de la profondeur. En s’amusant avec les perspectives et les proportions, les compositions demandent au spectateur une attention accrue, l’obligeant à parcourir toute l’aire de l’illustration pour comprendre les enjeux liés à la taille des figures et à leur inscription dans l’espace. Si l’on se fie à la réception de La Fontaine au XVIIIe siècle, celui qui parcourait les volumes avait assurément une connaissance fine de l’œuvre du fabuliste ; nul doute que son œil ait été attiré, retenu par ces estampes qui, si elles sont parfois déroutantes, aiguisent le regard par leur inventivité renouvelée.
[24] Ibid., v. 17.
[25] Ibid., v. 24-25.
[26] « L’Alouette et ses petits, avec le Maître d’un champ » (IV, xxii), éd. 1755, vol. 2, p. 45.