Les illustrations d’Oudry, du moucheron
au pachyderme, une question d’échelle
- Marie-Claire Planche
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Fig. 3. L. Cars et J.-B. Oudry,
« L’Araignée et l’Hirondelle », 1759
Fig. 4. P.-Q. Chedel, J.-B. Oudry,
« L’Ecrevisse et sa Fille », 1759
Fig. 5. D. Sornique, J.-B. Oudry,
« La Cigale et la Fourmi », 1755
Fig. 6. P.-J. Duret., J.-B. Oudry,
« Le Chat et les deux Moineaux », 1759
Fig. 7. J.-F. Poletnich, J.-B. Oudry,
« La Querelle des Chiens et des Chats,
et celle des Chats et des Souris », 1759
Les insectes sont ainsi souvent représentés plus grands que nature, ce que confirme l’illustration de « L’Araignée et l’Hirondelle » (fig. 3) où, dans l’angle supérieur droit, vole l’oiseau qui « emporta toile et tout,/Et l’animal pendant au bout » [16]. Quelle personne dans un tel décor et avec un tel éloignement pourrait être en mesure de voir ce que le volatile retient dans ses pattes ? L’effet de grossissement est alors sensible, comme si l’envol de l’hirondelle et la capture de l’araignée étaient vus par l’intermédiaire d’un instrument d’optique, indispensable pour saisir la vivacité de l’action. En effet, si nous nous référons à la grandeur du décor, à la place assignée au spectateur située au premier plan de la composition, il est peu probable que l’œil seul soit en mesure de distinguer la scène animalière traduisant la fable. Pourtant, si nous portons notre regard vers le ciel, nous voyons distinctement les détails des ailes de l’hirondelle qui traîne à sa suite les filaments de la toile à laquelle l’araignée est encore faiblement accrochée comme en attestent ses pattes plutôt ouvertes. Les proportions sont donc brouillées par rapport au vaste décor qui traduit le goût pour la poétique des ruines : le premier plan est marqué par la colonne à terre tandis que le haut temple pris par les végétaux domine un portique sommé de statues. L’architecture affiche une ampleur notable soulignée par la taille des trois personnages à l’avant des colonnes dont la petitesse signifie bien l’éloignement tout en conférant une forme de gigantisme aux sculptures sommitales. Si les figures humaines apparaissent à bonne distance du premier plan, que dire de l’hirondelle et de sa proie ? Dans l’angle supérieur droit, l’oiseau prêt à disparaître du cadre de l’estampe rompt ainsi l’immobilité du décor minéral et laisse sans doute entendre sa voix…
Les vastes paysages sont nombreux dans cette édition et leur diversité confère un caractère ornemental aux estampes qui pourrait répondre aux principes de l’apologue : le décor constitue le caractère plaisant tandis que la représentation du sujet de la fable relève de l’art d’instruire. C’est dans une telle nature que dissertent « L’Ecrevisse et sa Fille » disposées au premier plan, proches d’eaux vives qui constituent leur milieu naturel (fig. 4) [17]. Les cascatelles se déversent en plusieurs points qui animent le paysage et sont l’occasion d’improbables points de franchissement grâce à de précaires passerelles de bois dont les piles sont remplacées par des troncs frêles. Les roches inhospitalières dessinent un lieu minéral et sauvage qui accueille des édifices rustiques peu accessibles et tout concourt à distraire, à élever le regard alors qu’au premier plan la mère et la fille dialoguent face à face. Leur différence de taille indique leur différence d’âge tandis que leur posture est celle de la conversation dans une proximité physique qui peut traduire le lien affectif. Elles sont ainsi seules au cœur de ce paysage dont la grandeur donne une idée de la place des crustacés dans la nature. Vertical, rythmé, animé, il convoque l’art de peindre et rappelle la fantaisie des tableaux rocailles [18].
La diversité que nous avons évoquée ne s’attache pas seulement aux types de paysages, elle peut être marquée par le goût pour l’illusion, lorsqu’une tapisserie de verdure redouble la vue ou s’y substitue. C’est sur une telle composition que le premier volume de l’édition s’ouvre : « La Cigale et la Fourmi » sont installées sur une tapisserie retenue par une corde à un fût de colonne qui trouve place devant un décor paysager (fig. 5) [19]. Il s’agit du seul exemple dans cette édition de la présence d’animaux au cœur d’une nature relevant de l’art du trompe-l’œil, délimitée par les bordures de l’ouvrage textile et rythmée par ses plis [20]. Une fois encore l’ensemble s’inscrit dans un vaste espace, mais il est de manière plus inhabituelle scindé en deux par un haut piédestal, surmonté d’un élégant vase à l’antique à l’avant d’une colonne. A droite, se trouvent les modulations du terrain, qui ne se prolongent pas à gauche où la tapisserie prend place, non pour offrir une continuité mais bien pour proposer un nouveau paysage moins profond qui accueille les deux insectes. Il s’agit d’un décor à proprement parler, qui marque une rupture perspective, sert d’écrin aux protagonistes en les rendant bien visibles puisqu’ils se détachent sur un sol vierge, au pied de plusieurs feuillus. Ils sont installés dans une aire restreinte qui constitue un lieu distinct dont le caractère factice n’est pas dissimulé et puisqu’il est plus petit que la vue représentée à droite il permet une mise en valeur des insectes, qui ne nécessite pas un trop fort grossissement. Ainsi, dans ce paysage se trouve l’espace de la fable qui propose un jeu d’illusion assumée extrayant la cigale et la fourmi de leur milieu naturel pour les disposer dans un décor miniature plus en accord avec leur taille réelle. Le motif de la tapisserie présente une surface terrestre qui est comme une clairière d’où émergent les insectes ; il apparaît alors que le jeu perspectif du panneau tissé le destinait à être ainsi disposé et non entièrement déployé verticalement. L’usage de la tapisserie tissée pour orner les murs est quelque peu dévoyé, ce qui renforce l’artifice [21].
Les verdures intégrées dans le décor des demeures constituent des vedute qui offrent une trouée perspective délimitée par des bordures aux motifs végétaux. Si la fonction liée à l’illusion est indissociable de ces œuvres, elles entretiennent des rapports variés avec la scène figurant la fable. Dans notre édition, deux intérieurs sont ainsi ornés, proposant deux manières de traiter les vertes échappées. L’estampe de la fable « Le Chat et les deux Moineaux » (fig. 6) insiste sur le lien avec le cadre de vie naturel des animaux, tandis celle de « La querelle des Chiens et des Chats, et celle des Chats et des Souris » [22] (fig. 7) s’attache davantage à un décor conventionnel destiné à l’agrément d’êtres humains raffinés. Rendons-nous tout d’abord dans le premier logis (fig. 6) où
Un Chat, contemporain d’un fort jeune Moineau,
Fut logé près de lui dès l’âge du berceau.
La Cage et le Panier avaient mêmes pénates [23].
[16] « L’Araignée et l’Hirondelle » (X, vi), éd. 1755, vol. 4, p. 22, v. 24-25.
[17] « L’Ecrevisse et sa Fille » (XII, x), éd. 1755, vol. 4, p. 94.
[18] Si nous pensons aux compositions de Jacques de Lajoüe ou à celles d’Hubert Robert, il faut aussi établir un lien avec les tableaux d’Oudry.
[19] « La Cigale et la Fourmi » (I, i), éd. 1755, vol. 1, p. 1.
[20] Alain-Marie Bassy, « La Fontaine et ses deux reflets. A propos d’une illustration de La Cigale et la Fourmi », Trente-quatre quarante-quatre, n° 6, 1981, pp. 31-40. La réflexion de cet article qui s’attache à un système de signes et définit un véritable parcours pour le lecteur-spectateur a été reprise dans ses écrits postérieurs : « La Fontaine avait choisi la première de ses fables – La Cigale et la Fourmi – pour en faire un manifeste, et y donner sans ambages un avertissement au lecteur : fable ambiguë et sans morale, elle l’invitait à considérer les apologues d’un œil nouveau. Rupture affirmée avec la tradition et le genre même de la fable. Oudry choisit aussi l’illustration de cette première fable pour exprimer sa proclamation de foi. Foi en l’école réaliste. La Cigale et la Fourmi se rencontrent dans un délicat paysage de forêt. Mais ce paysage est un mensonge, un mensonge vrai, comme l’était la fable pour La Fontaine. Car ce paysage est celui d’une tapisserie (de Beauvais ?), où pour un instant se sont posés les deux insectes : trompe-l’œil si parfait que les animaux eux-mêmes s’y sont laissés prendre. L’ambition du peintre est résumée là : atteindre le fabuleux par un excès de réel, une imitation parfaite de la nature. Mensonge sublime, comme celui des Fables, qui doit se dénoncer lui-même pour exister, et qui marque, dans l’un et l’autre cas, le triomphe absolu d’un art maîtrisé » (Alain-Marie Bassy rappelle le succès du genre qu’est la fable (« XVIIIe siècle : les décennies fabuleuses », art. cit., p.158).
[21] Si nous ne craignions l’anachronisme, nous pourrions aussi évoquer le principe du diorama tant apprécié des sciences naturelles, qui reconstitue le milieu de vie des animaux présentés dans un décor réduit toujours en accord avec leur taille.
[22] « La Querelle des Chiens et des Chats, et celle des Chats et des Souris » (XII, viii), éd. 1755, vol. 4, p. 87. La fable est illustrée de deux estampes, une pour chaque querelle. Tandis que la première se déroule dans une pièce d’apparat, la seconde a pour cadre le grenier.
[23] « Le Chat et les deux Moineaux » (XII, ii), éd. 1755, vol. 4, p. 75, v. 1-3.