Les illustrations d’Oudry, du moucheron
au pachyderme, une question d’échelle

- Marie-Claire Planche
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« Il employait toutes les journées à peindre, et les soirées étoient destinées à faire des esquisses (…). Ce fut dans ces soirées qu’il fit les dessins des fables de La Fontaine ». Par la plume de son biographe Louis Gougenot, qui lut ce texte à l’Académie royale de peinture et de sculpture le 10 janvier 1761 [1], Jean-Baptiste Oudry (1686-1755) rejoint un artiste dont les dessins pour les Fables ont aussi paru constituer une forme de récréation vespérale. Ainsi l’illustrateur de l’édition la plus prestigieuse du XVIIIe siècle est comme associé à François Chauveau [2] qui, le premier, a dessiné pour figurer les œuvres du fabuliste. Cependant, quand Chauveau a composé en vue de la gravure, Oudry a peut-être tout d’abord pensé ses dessins pour la tapisserie de Beauvais, ce qui imposa une reprise des compositions à la mine de plomb par Charles-Nicolas Cochin [3] afin qu’elles puissent être aisément gravées, comme Louis Gougenot le précisa [4]. Cet ambitieux projet éditorial fut mené par M. de Montenault, un amateur qui avait acquis les deux cent soixante-quinze (ou deux cent soixante-seize) dessins du peintre exécutés entre 1729 et 1734 [5]. Il ne ménagea pas ses efforts pour que les volumes paraissent, sollicitant l’aide financière de Louis XV, travaillant avec un banquier et assurant la publicité grâce aux prospectus [6]. Le premier tome fut ainsi publié en 1755, le dernier en 1759. Un avertissement de l’éditeur ouvre le volume un et dresse un panégyrique d’Oudry :

 

M. Oudry, Peintre du Roi, & Professeur de l’Academie Royale de Peinture, a composé, dans le cours de plusieurs années, la suite de desseins qui accompagnent cette Edition. Ils sont le fruit des études qu’il faisoit de la nature dans la bonne saison des talens, dont il nous fait tous les jours admirer les productions. Infatigable dans le travail, toujours occupé de son art, il cherchoit dans ce temps un champ propre à exercer ses idées. Mais les bornes d’un tableau & la pratique lente de la peinture, ne suffisoient pas au feu de son génie & en n’en remplissoient pas assez rapidement l’activité ; il falloit à ses talents de plus amples sujets d’exécution. Les Fables de la Fontaine vinrent satisfaire à cette espece de besoin. Elles fournirent à son imagination de quoi se contenter dans ce vaste champ de paysages & d’animaux ; genre de travail où l’on sçait jusqu’à quel point il excelle. C’est alors qu’il étudia ces Fables, & qu’il sçut si bien s’approprier dans ses desseins, les idées du Poëte, que l’on diroit en quelque façon que la même Muse s’est servie du crayon de M. Oudry pour nous les tracer d’une maniere aussi poëtique qu’ingénieuse et naturelle. Aussi peut-on à juste titre l’appeler lui-même, le La Fontaine de la Peinture [7].

 

Les propos liminaires constituent un éloge vibrant qui vient en complément des prospectus et invite celui qui ouvre l’ouvrage à en apprécier la qualité avant même d’avoir découvert les estampes. La formule finale qui relie les intentions de l’auteur et de son illustrateur se veut frappante et si l’éditeur inscrit la réflexion dans les principes de l’Ut pictura poesis,c’est pour mieux reconnaître les talents partagés du fabuliste et du peintre. La célébration prend ainsi appui sur la réception de La Fontaine en ce début de deuxième moitié du XVIIIe siècle, considérant que le lecteur est avisé, ce que le luxe de la coûteuse édition ne peut que confirmer. Les fables sont alors un genre à la mode et les éditions se succèdent dans une dynamique qui concerne également d’autres auteurs du XVIIe siècle. Enfin, le goût pour La Fontaine dépasse l’espace du livre illustré pour se déployer dans celui de la demeure ; Oudry a ainsi exécuté à la demande de Louis XV dans les années 1747, six peintures sur toile aux sujets issus des œuvres du fabuliste destinées aux appartements du Dauphin et de la Dauphine.

Il nous paraissait important de rappeler les conditions de création de cette édition, qui sont bien connues par les documents conservés et les différentes publications ayant contribué à leur diffusion [8]. Si l’entreprise éditoriale est remarquable, qu’en est-il des estampes et de leur place dans l’organisation spatiale du livre ? Le grand format propose une disposition aérée qui ménage de la place grâce aux espaces laissés vierges. Ainsi chaque fable accompagnée de son illustration [9] est accueillie dans un ensemble de feuillets qui constitue comme un petit cahier délimité par une page de faux-titre. Le texte est ensuite accueilli sur une nouvelle page en haut de laquelle le titre est de nouveau imprimé tandis que la fin de chaque fable est identifiée par un cul-de-lampe ou un fleuron. Enfin l’estampe est doublement délimitée, tout d’abord par l’espace de la page, puis par un encadrement aux moulures rectilignes qui donnent de la profondeur et accueillent un cartouche à ressaut dans lequel le titre de la fable est encore rappelé. L’illustration gagne en ampleur et les compositions peuvent alors déployer des vues aux profondes perspectives, ne pas disposer systématiquement les protagonistes au premier plan et jouer avec les proportions. S’amuser de la taille des animaux, du rapport de celle-ci avec le décor permet de proposer des contrastes, de souligner des oppositions qui participent du sens.

C’est ce point qui guidera notre réflexion, en prenant appui sur un choix d’estampes qui soulève suffisamment d’interrogations. Le sujet entre en outre en résonance avec les fables elles-mêmes, dans lesquelles la question de l’échelle se pose également. Ainsi la grenouille entend ne plus être un batracien capable de se dissimuler dans l’herbe tendre, elle veut être visible de tous et atteindre la taille du bœuf, considérant qu’une telle métamorphose soit possible :

 

     Une Grenouille vit un bœuf
     Qui lui sembla de belle taille.
Elle qui n’était pas grosse en tout comme un œuf
Envieuse s’étend, et s’enfle, et se travaille,
     Pour égaler l’animal en grosseur [10].

 

Quant à la morale du « Lion et le Rat », elle célèbre l’adresse du petit rongeur capable de délivrer l’imposant fauve. Ces oppositions soulignent le caractère visuel des narrations versifiées, tout comme la volonté de proposer au lecteur des contrastes suffisamment frappants pour retenir son attention. Enfin, les différences de tailles liées à la diversité des personnages mis en scène constituent un enjeu iconographique majeur pour la transposition en gravure.

 

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[1] Louis Gougenot, Vie de M. Oudry, éditée dans les Mémoires inédits sur la vie et les ouvrages des membres de l’Académie royale de peinture et de sculpture, Paris, J.-B. Dumoulin, 1854, t. II, pp. 379-380. D’abord formé auprès du portraitiste Nicolas de Largillière, Oudry s’adonne à la peinture de scènes de chasse dans les années 1720, ce qui lui vaut une reconnaissance royale, puis se spécialise dans la peinture animalière. Lire Anne Perrin Khelissa, « Oudry, son enseignement académique et le Salon », Le Salon de l’Académie royale de peinture et de sculpture : archéologie d’une institution, sous la direction d’Isabelle Pichet, Paris, Hermann, 2014, pp. 195-217.
[2] Jean de La Fontaine, Fables choisies mises en vers par M. de La Fontaine, Paris, Claude Barbin, 1668-1694, in-12 ; Jean de La Fontaine, Fables choisies, mises en vers par Mr J. de La Fontaine, Paris, Desaint & Saillant, Durant, 1755-1759, 4 vol. in-fol.
[3] Comme le mentionne la lettre gravée des estampes concernées, Cochin a par ailleurs gravé certaines compositions à l’eau-forte qui ont été reprises par un buriniste. Les nombreux graveurs qui ont œuvré pour l’édition sont les grands noms que compte le siècle, ceux que l’on retrouve dans toutes les publications de qualité.
[4] « Elles [les fables] auroient été le triomphe de cet artiste s’il eût mieux dessiné ses figures, si les formes de ses animaux, qui étoient son véritable genre, eussent été moins indécises, enfin s’il en eût traité les sujets avec cette naïveté et ce caractère de vérité que l’on admire dans le poëte, et qui l’ont rendu jusqu’à présent inimitable. Cet ouvrage, qui n’est le fruit que des soirées de deux hivers, ne se ressent que trop de la précipitation avec laquelle il a été fait. M. de Montenault, devenu propriétaire de cette suite de dessins, les a fait graver, mais combien la belle édition qu’il nous a donnée n’a-t-elle pas gagné par toutes les corrections qu’y a faites Cochin et par le bon accord qu’il y a répandu sans altérer les compositions de l’auteur, et en conservant les égards qui étoient dus à un artiste aussi distingué ? » (Louis Gougenot, Vie de M. Oudry, Op. cit., p. 380).
[5] Le nombre de dessins varie d’un numéro selon les sources.: « Cette magnifique série de 276 dessins de format in-quarto, au crayon noir, lavés d’encre de Chine et rehaussés de touches de gouache, est pleine d’invention et d’originalité. Ce sont bien les dessins qu’un peintre jette sur le papier avec assurance et liberté, au gré de son inspiration et sans souci du graveur futur » (Roger Portalis, Les Dessinateurs d’illustrations au dix-huitième siècle, Paris, Morgand et Fatout, 1877, t. 2, pp. 482-483). Voir aussi les deux catalogues des expositions monographiques : J.-B. Oudry, sous la direction de Pierre Rosenberg et Hal Opperman, Paris, Réunion des Musées Nationaux, 1982 ; J.-B. Oudry, sous la direction de Hal Opperman, Washington, University of Washington Press, 1983.
[6] Roger Gaucheron, « La préparation et le lancement d’un livre de luxe au XVIIIe siècle. L’édition des Fables de La Fontaine, dite d’Oudry », Revue Arts et métiers graphiques, 1927, n° 2, pp. 77-82. Si l’article retrace la genèse de l’entreprise éditoriale, il s’attache aussi aux considérations économiques qui l’ont entourée, tout en s’intéressant à la manière dont Montenault a agi pour que les volumes soient diffusés en Europe.
[7] Jean de La Fontaine, Fables choisies, éd. cit., 1755-1759 (Avertissement de l’éditeur, t. 1, pp. III-IV). Les pages suivantes développent l’éloge et célèbrent le travail de Ch.-N. Cochin, au service de l’illustration et des dessins d’Oudry. Roger Portalis, a quant à lui critiqué Cochin qui ne maîtrisait pas le dessin animalier et a notamment dénaturé les animaux sauvages : « On avait remarqué que, dans l’ouvrage, les animaux, principalement les animaux sauvages, étaient médiocrement dessinés, et l’on avait été étonné de cette particularité bizarre dans le livre de leur peintre. Nous pouvons affirmer, pour les avoir examinés avec attention, que, dans ces dessins, les animaux sont au contraire indiqués avec une sûreté de main parfaite et de cette touche libre et franche que la science seule peut donner, et qui n’exclut pas la justesse. Le célèbre peintre des chasses royales ne pouvait en effet, le crayon en main, désavouer ce que son pinceau avait si brillamment reproduit. C’est Cochin qu’il faut accuser, Cochin si habile et si maître de sa main quand il s’agissait de la figure humaine, mais probablement fort inexpérimenté quand il a fallu redessiner, pour les graveurs, ces loups, ces agneaux, ces lions, ces chiens et ces chevaux, parfaitement mais sommairement indiqués dans le dessin original » (Les Dessinateurs d’illustrations au dix-huitième siècle, Op. cit., pp. 485-486). Pour le travail de Cochin, se reporter à Christian Michel, Charles Nicolas-Cochin et l’art des lumières, Rome, Ecole française de Rome, 1993, notamment pp. 71, 103 et 175.
[8] Recueil de pièces relatives à l’édition des Fables de La Fontaine, publié par M. de Montenault, Paris BnF, département des manuscrits. Cote : Français 12495 ; Histoire de l’édition française. Le livre triomphant 1660-1830, sous la direction de R. Chartier et H.-J. Martin, Paris, Promodis, 1984, t. 2 ; Alain-Marie Bassy, Les Fables de La Fontaine, quatre siècles d’illustration, Paris, Promodis, 1986 ; Jean de La Fontaine, sous la direction de Claire Lesage, exposition Paris, Bibliothèque nationale de France, 4 octobre 1995-15 janvier 1996, Paris, Bibliothèque nationale de France/Seuil, 1995 : Alain-Marie Bassy rappelle le succès du genre qu’est la fable (« XVIIIe siècle : les décennies fabuleuses », pp. 152-159) ; Jean-Pierre Collinet, « La fable et son image », pp. 174-183 ; Claire Lesage s’intéresse à l’iconographie notamment dans les arts décoratifs (« La fortune des Fables au XVIIIe siècle », pp. 160-173). A ce sujet, lire l’article de Stefan Schoettke, « Quand l’image s’échappe du livre… Réflexions sur les illustrations des fables dans les arts décoratifs du XVIIIe siècle », Le Fablier, Revue des Amis de Jean de La Fontaine, 2014, n° 25, Actes du colloque La Fontaine, la fable et l’image, 6-7 décembre 2012, deuxième partie, pp. 23-45.
[9] Notons que certaines fables bénéficient de deux estampes, qui correspondent à deux instants de ces apologues.
[10] « La Grenouille qui se veut faire aussi grosse que le Bœuf » (I, v), éd. 1755, vol. 1, p. 6, v. 1-5.