« Soixante-trois fusées de pierreries ».
Gustave Moreau illustrateur
des Fables de La Fontaine

- Patrick Dandrey
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Fig. 12. G. Moreau, Le Coq et la Perle

Fig. 13. G. Moreau, Le Chêne et le Roseau, 1879

Et encore n’est-ce là qu’un exemple de cette diversité de méthode combinée à une palette tout aussi diverse dans ses effets dont George Bernard Shaw a synthétisé par trois exemples l’ampleur de l’empan :

 

On aura une idée de l’étendue de sa palette en examinant trois aquarelles aussi différentes que Les deux Pigeons, pleine de pathos, Le Coq et la Perle, étude de caractère capitale, et Le Villageois et le Serpent, qui a la force, l’ampleur et le sérieux d’un Rembrandt [26].

 

La première reprend le système de la double figuration [27] : une Juliette au profil de sainte laïque enlace sous un crucifix un pâle Roméo effondré sur ses genoux et dont le bâton de vagabond gît comme lui à terre, tandis que deux pigeons blancs surmontent le couple, l’un au-dessus d’eux, l’autre entrant par la porte entrouverte dont l’embrasure découvre un cavalier de dos s’éloignant, souvenir du départ du voyageur et esquisse d’une figuration simultanée de l’épisode initial et final. Non seulement la peinture s’évertue à condenser le récit tout en le dédoublant entre le registre humain et animal, mais elle explicite l’émotion pudiquement condensée dans la litote et l’ellipse de la fable qui se contentait de dire : « […] je laisse à juger/De combien de plaisirs ils payèrent leurs peines » (v. 63-64).

Pour Le Coq et la Perle, fable double dans l’original de La Fontaine, c’est la seconde scène, où un ignorant marchande à un libraire un manuscrit dont il ignore la valeur, qu’après et d’après Grandville et Doré, Moreau préfère à celle du coq déterrant du fumier une perle dont il n’a que faire [28]. Dramatisée, la scène qu’écrasent des rayonnages de livres met aux prises un libraire vêtu en petit-bourgeois du XVIIIe siècle en train de feuilleter le manuscrit et interrompu par son possesseur figuré en guenilleux (fig. 12). Dans l’embrasure de la porte, ici aussi ouverte à droite, un coq lève la patte gauche – pour fouiller le sol ? L’esquisse du propos des deux hommes est livré par leur attitude : le libraire arc-bouté sur son fauteuil et en posture de repli défiant, le gueux légèrement courbé, les mains en avant, les doigts tendus vers l’objet dont ilattend son salut. C’est une éloquente expansion du court quatrain de La Fontaine qui ne dit rien de tout cela : la peinture parle ici plus que le texte.

Quant à la fable du Villageois coupant en trois morceaux le serpent engourdi qu’il a réchauffé à son foyer et qui pour toute récompense menace de le piquer, l’aquarelle représente le bonhomme s’arc-boutant devant une cheminée monumentale fort hollandaise en effet, pour protéger sa femme et ses trois enfants d’un serpent de quelque deux mètres de long, lequel se dresse vers lui dans la lumière d’une fenêtre ouverte sur un jour d’hiver blafard où se dresse un arbre dépouillé [29].

Dramatisation, hyperbole, tension, accumulation, la vision de Moreau est nombreuse, active, volontiers pathétique ; et les couleurs même les plus vives sont amorties d’une profondeur qui confère aux bleus l’intensité des vitraux de Chartres, aux rouges mêlés d’ocre l’orangé du vieil or, aux verts l’acidité des moisissures. Visionnaire, il fomente un enfer caverneux multicolore pour figurer « La Tête et la Queue du Serpent » [30], il alanguit une hétaïre demi-nue aux ailes couleur de queue de paon, surgissant d’un manteau vermeil, pour figurer sensuellement la Discorde [31]. Il transporte de sous son escalier le philosophe méditatif de Rembrandt pour le muer en Thésauriseur attablé devant un monceau d’orfèvreries ouvragées et d’étoffes chamarrées, tandis que dans son dos un entelle de Hanuman, race indienne de singes que le peintre a étudiée au Jardin de plantes, jette des pièces d’or par la fenêtre [32] (fig. 10 ). Son Chêne en équilibre sur la moitié de ses racines arrachées écrase de sa frondaison le paysage haché par un orage et un vent qui raye de ses griffes implacables un ciel gris-bleu (fig. 13) [33].

Quant à son Paysan du Danube [34], voici ce qu’en disait Charles Blanc :

 

Comme il serait étonné, comme il serait ravi, le naïf La Fontaine, devant une interprétation aussi libre, aussi transcendante de ses plus familiers apologues, et que dirait-il s’il voyait, par exemple, son Paysan du Danube transfiguré en Messie, ou plutôt en précurseur du Messie, parlant au Sénat romain, non pas avec la rudesse d’un Germain velu, aux sourcils en broussailles, aux cheveux incultes, mais avec la douceur d’un prophète qui annonce la venue d’un dieu de mansuétude aux pâles sénateurs assis sur leurs chaises curules dans une demi-ombre ! [35]

 

On ne sait ce que La Fontaine en eût dit, ni s’il était naïf ou s’il est encore plus naïf de le croire tel. On sait du moins que cet orateur exalté, dressant son bras sous une louve monstrueuse en bronze bleu-vert dont les dents semblent en mal de dévoration, porte à son faîte et peut-être au delà l’émotion que La Fontaine a fait jaillir de sa fable. L’image, ici  encore, est une hyperbole de l’apologue.

Comme toujours, le jugement le plus sûr et pondéré, le plus fin et le plus affûté revient à Anatole France qui discerne dans les aquarelles de Moreau « les rêves du goût le plus savant et plus raffiné, les visions éblouissantes et désolées d’un artiste qui hait la vulgarité jusqu’à craindre la nature » [36], tout en déplorant que « la naïveté manque ; la grâce et la gaieté n’y sont pas » [37]. C’est tout à fait juste. A cela près, aurait pu plaider l’artiste, que La Fontaine n’appelait pas « gaieté ce qui excite le rire, mais un certain charme, un air agréable, qu’on peut donner à toute sorte de sujets, même les plus sérieux » [38]. Ce charme, la dédicace du second recueil, en 1678, en fait même le cœur battant de l’apologue :

 

C’est proprement un charme: il rend l’âme attentive,
        Ou plutôt il la tient captive,
        Nous attachant à des récits
Qui mènent à son gré les cœurs et les esprits [39].

 

C’est l’esprit de cette seconde volée de fables, mâtinées des charmes de l’Orient, que Moreau a retenu, c’est cet esprit qu’il fait déteindre sur les fables ésopiques de la première manière. Les curés et les moines du récit national deviennent vite chez lui des derviches et des brahmanes. Ce n’est pas trahir La Fontaine, mais c’est trier et choisir dans sa malle aux merveilles. D’un illustrateur, on pourrait en prendre ombrage ; d’un commentateur dont la plume est un pinceau, rien à redire.

Bref, à prendre les aquarelles de Moreau pour une illustration rivée aux fables, on pourrait juger que l’image en trahit le texte. D’une sélection méditée de peintures jalonnant leur parcours et projetant leur lecture dans l’univers d’un peintre à l’imagination fortement identifiée et à la manière bien marquée, on dira que cette interprétation génialement infidèle révèle de l’œuvre sa part maudite et extrait au forceps de l’hyperbole la puissance de rêve et de cauchemar qu’elle recèle. Car Moreau n’a pas illustré les fables : il les a enrichies d’une proposition de lecture dont le mouvement va moins de l’image vers le texte qu’elle illustre, que du texte vers l’image qu’il provoque et dont la valeur est assimilable à celle du rêve entendu comme révélateur des réalités profondes de la veille. Avec Gustave Moreau, l’illustration devient une provocation onirique, déroutante et fécondante comme le songe.

 

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[26] George Bernard Shaw, The World, 3 novembre 1886, cité Ibid., p. 70.
[27] Gustave Moreau. Les Fables de La Fontaine, 2021, ill. 90, p. 123.
[28] Ibid., ill. 75, p. 109. La Fontaine, Fables, I, xx, « Le Coq et la Perle ».
[29] Ibid., ill. 190, p. 235. La Fontaine, VI, xiii, « Le Villageois et le Serpent ».
[30] Ibid., ill. 177, p. 219. La Fontaine, VII, xvi, « La Tête et la Queue du Serpent ».
[31] Ibid., ill. 93, p. 127.  La Fontaine, VI, xx, « La Discorde ».
[32] Ibid., ill. 97, p. 131. La Fontaine, XII, iii, « Du Thésauriseur et du Singe ».
[33] Ibid., ill. 57, p. 89. La Fontaine, I, xxii, « Le Chêne et le Roseau ».
[34] Ibid., ill. 150, p. 189. La Fontaine, XI, vii, « Le Paysan du Danube ».
[35] Charles Blanc, « Une exposition extraordinaire. Les Fables de La Fontaine en peinture », Le Temps, n° 7353, 9 juin 1881, n. p. (p. 3). Cité Ibid., p. 188.
[36] Anatole France, « La Vie à Paris. Les Fables de La Fontaine, illustrées par Gustave Moreau », Le Temps, n° 9110, 11 avril 1886, n. p. (p. 2). Cité par S. Mandin, « Les Fables exposées », art. cit., p. 62.
[37] Id., « La Vie à Paris. Les envois de Rome à l’école des Beaux-Arts », Le Temps, n° 9297, 17 octobre 1886, n.p. (p. 2). Cité Ibid.
[38] J. de La Fontaine, Préface (1668) des Fables choisies mises en vers, éd. Jean-Pierre Collinet des Œuvres complètes. Fables, Contes et nouvelles, t. I, Paris, Nrf-Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, p. 7.
[39] « A Madame de Montespan », v. 7-10, éd. cit., p. 246.