Un indice de cette différence radicale d’optique avec celle du livre illustré de gravures tirées de matrices picturales, c’est que tout naturellement G. Moreau conçoit ses aquarelles relevées de gouache comme une œuvre puissamment colorée (fig. 6), qu’il ne destine de toute évidence ni à être gravée pour être imprimée ni même à être insérée dans un fablier, fût-il calligraphié en un unique exemplaire. Son souci, dès les deux premières pièces qu’il envoie à A. Roux, quand celui-ci pense encore à les inclure dans un « ouvrage » illustré, c’est qu’elles soient bien encadrées et exposées, pas qu’elle soient bien insérées et encore moins transférées par la gravure : « Les deux aquarelles ont chacune une marge qu’on a laissée, et qu’il faudra conserver autant que possible, quand on les encadrera définitivement » [9]. Dans ce courrier de juillet 1879, l’un des plus anciens témoignages de la collaboration entre le peintre et son commanditaire, pas le moindre souci, pas la moindre perspective d’une insertion des aquarelles dans un « ouvrage » calligraphié, enluminé ou illustré, mais bien l’expression du sentiment évident que ses peintures sont vouées à l’encadrement de manière explicitement « définitive ». Et de poursuivre :
Pour bien voir les aquarelles ou pour les faire voir, les présenter toujours de façon à ce qu’elles soient éclairées de gauche à droite [,] on évitera ainsi l’inconvénient causé par le grain du papier qui porte de petites ombres sur le dessin, inconvénient inévitable quand le papier n’est pas un papier satiné. Ne pas trop exposer les aquarelles au soleil [10].
Rien là qui relève d’une attitude d’illustrateur, mais bien de peintre à part entière et exclusivement.
De la sorte, les histoires de l’illustration des Fables qui prennent pour optique exclusive la conception et l’interprétation du texte par l’image escamotent la nouveauté radicale introduite dans le dialogue entre celle-ci et celui-là par les aquarelles de Moreau. Le geste de rupture entre les supports, qui transporte du livre à la cimaise la représentation figurative suscitée par la formulation verbale, excède en audace toutes les appropriations et les actualisations les plus hardies opérées par les illustrateurs les plus inventifs qui, avant lui, auront pu interpréter les Fables en les adaptant à la sensibilité et à l’esthétique contemporaines de leur réédition. Avec les aquarelles de Moreau, on passe de l’illustration d’un texte à la variation sur un thème : l’absence du texte l’a changé en prétexte. Antony Roux avait rêvé d’une bible enluminée et ornée d’images traitant les scènes du Texte sacré de La Fontaine dans l’optique et la manière modernes. Gustave Moreau lui a offert une galerie de tableaux intemporels, librement et capricieusement inspirés de cette geste biblique. En se transportant de la bibliothèque à la pinacothèque, le rapport entre le texte et l’image s’est inversé : tout aussi soucieux que ses prédécesseurs de rendre le plus juste hommage à la poésie de La Fontaine, Moreau, libéré de la lettre du texte, en dégage et en transpose l’esprit, en quête d’une équivalence esthétique qui cherche sa justesse dans son autonomie. Un rapport d’équivalence s’est substitué à un rapport de projection terme à terme : la métaphore a remplacé la comparaison.
Gardons-nous pour autant de tomber dans le panneau de la génération spontanée, dans le mythe de la rupture épistémologique : le geste de Roux et celui de Moreau, chacun dans son ordre, procèdent de lentes évolutions qui ont préludé à ce bond en avant et l’ont autorisé. La rupture a été préparée par de sourdes fêlures dans l’édifice illustratif mis au point à l’aube des Fables choisies mises en vers par le duo que formaient le fabuliste exquis et son premier illustrateur ô combien aguerri.
D’abord, il faut reconnaître que le projet initial d’Antony Roux, celui de constituer une collections d’aquarelles dues à plusieurs pinceaux pour illustrer un exemplaire unique de fables à son usage, avait eu un illustre prédécesseur qui pourrait bien avoir constitué pour lui un modèle ou du moins un inspirateur : il s’agit du fameux Félix-Sébastien Feuillet de Conches, diplomate collectionneur, qui avait dès 1828 lancé une entreprise colossale et prodigieuse achevée en 1864, quelques années avant que Roux ne conçoive la sienne. Ce citoyen du monde épris des lettres et des arts avait en effet entrepris alors de constituer
une collections de dessins (…) offrant un spécimen autographe de l’état de l’art de l’Univers à une époque précise (…), sorte de musée de tous les peintres et dessinateurs, faisant tomber sous un même coup l’œil l’ensemble de tous les goûts et tous les styles de l’époque [11].
Et il avait conçu de prendre pour support privilégié de cette iconographie planétaire l’œuvre de La Fontaine. La belle édition par Walckenaer des Œuvres complètes du poète, récemment parue en 1827, devait servir de support à ces dessins, qui enlumineraient les pages imprimées et couvriraient les pages blanches de plusieurs exemplaires en feuilles emportés dans des légations françaises en Europe, en Amérique et en Asie par des diplomates français : ceux-ci avaient mission de se mettre en quête d’artistes locaux susceptibles d’illustrer ces feuillets dans le style de leur pays [12].
Dès 1831, les Walkenaer de Feuillet de Conches commencèrent à revenir couverts d’une presque centaine de dessins marginaux, culs-de-lampe, vignettes et en-têtes dus à une presque cinquantaine d’artistes de divers pays européens. L’entreprise allait s’étendre durant les décennies suivantes, jusqu’à réunir dans le recueil tel qu’il nous est parvenu cent quarante-cinq œuvres de plus de soixante-dix artistes, d’abord anglais, allemands, suisses, italiens, belges et bientôt américains, puis, à partir de 1835, égyptiens, persans, indiens, chinois et japonais. Les délicieuses miniatures exécutées selon la technique mogole classique, à partir de 1837, par Imam Bakhsh, « peintre de la cour de Lahore », pour une cinquantaine de fables et un fragment du Songe de Vaux sont devenues sans doute les plus célèbres aujourd’hui ; mais elles ne doivent pas faire oublier les soixante-deux aquarelles de Che Tien (Pékin, vers 1846) et la vingtaine due à Lam-Koa (Canton, post 1839). Non plus que les contributions françaises de Delacroix, Decamps, Charlet, Horace Vernet ou Ingres, entre beaucoup d’autres, parmi lesquels Rosa Bonheur : son dessin pour « Le Loup et le Chien » devait clore en 1864 l’entreprise qui, outre des contes et quelques poèmes, aura fourni abondance d’illustrations pour rien moins que cent soixante-douze fables.
Ce La Fontaine de Feuillet de Conches, armorié et sur-orné, prélude sans aucun doute à l’initiative d’Antony Roux dans sa première version (fig. 7). Certes l’illustration continue d’y jouer son rôle illustratif dans la lignée de Chauveau : celui d’un festonnement de manières, de formes et d’idées accrochées comme une treille fleurie à la forte armature des fables dont elles recouvrent le texte de leurs volutes et entrelacs le plus souvent colorés. Et même si l’armature finit par être recouverte par le décor, reste que celui-ci ne tiendrait pas sans le support de celle-là. Pour comprendre comment fut franchi (par Gustave Moreau) le pas qui sépare un recueil d’illustrations pour les Fables d’une série de variations picturales inspirées par elles, comment cette liberté de fleurs coupées a été atteinte par les aquarelles que le projet Feuillet de Conches assignait encore aux feuilles à plat d’une édition imprimée du texte, il nous faut maintenant passer de géographie à l’histoire.
[9] Lettre de G. Moreau à A. Roux, juillet 1879, citée par Dominique Lobstein, « Jean de La Fontaine, Antony Roux et Gustave Moreau : du fabuliste, de l’amateur et de l’artiste », dans Gustave Moreau. Les Fables de La Fontaine, 2021, p. 42.
[10] Ibid.
[11] Cité par Colette Prieur, « Les Miniatures d'Imam Bakhsh Lahori et la collection Feuillet de Conches », dans Le Songe d'un habitant du Mogol et autres fables de La Fontaine, illustrées par les miniatures d'Imam Bakhsh, postf. par Jean-Marie Lafont, Mireille Lobligeois et Colette Prieur, Paris, RMN, Impr. Nat., 1989, p. 185.
[12] Ses fonctions au ministère des Affaires étrangères permettaient à Feuillet de Conches d’obtenir d’eux ce service : il y était entré sous la protection de Talleyrand en 1824, avait été nommé chef de bureau au service du protocole en 1835, avant devenir une trentaine d’années plus tard chef du même service et introducteur des ambassadeurs.