[7] Lettre de G. Moreau à François Louis Français, 13 février 1885 (?), citée Ibid., p. 302.
[8] Disponible sur Gallica.
« Soixante-trois fusées de pierreries ».
Gustave Moreau illustrateur
des Fables de La Fontaine
- Patrick Dandrey
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Car, dès 1882, le projet s’est concentré exclusivement sur Moreau : l’ambition d’un florilège de talents aquarellistes a laissé place à une entreprise d’une seule main. Au point qu’on voit bientôt Roux se séparer même de certaines illustrations qu’il avait naguère commandées à d’autres, dans le même temps où le projet d’illustrer exhaustivement un fablier calligraphié le cède à celui d’une galerie d’aquarelles suscitées par certains apologues choisis pour s’être trouvés en heureuse correspondance avec le génie personnel de Moreau, désormais seul maître du projet redéfini. En parallèle, le collectionneur, qui lui a commandé son portrait, acquiert progressivement plusieurs de ses œuvres, jusqu’à en posséder trente-quatre en sus des illustrations pour les Fables.
Moreau poursuit son travail sur La Fontaine jusqu’au début de 1884 : le dernier envoi de dix fables date du 8 février de cette année-là. La césure marquée dans sa vie par la mort de sa femme en juillet et par la maladie consécutive qui l’oblige alors à « cesser tout travail » [7] coïncide avec le tarissement de cette source de sa création. Signe que cette part de sa production a désormais acquis un statut d’œuvre achevée, elle reçoit alors une double consécration. D’un côté, celle d’une exposition rétrospective complète en mars 1886 à la galerie Boussod, Valadon et Cie (anciennement Goupil), qui expose l’ensemble des aquarelles des fables additionnées de six autres pièces sur des sujet divers – ce sera d’ailleurs la seule exposition consacrée en totalité à des œuvres de Moreau de son vivant. Et puis, d’un autre côté, depuis la fin juillet 1885, Roux a prêté à un graveur renommé, Félix Bracquemont, deux des aquarelles de la série, Le Songe d’un habitant du Mogol, de tour très orientalisant, et Le Singe et le Chat, d’inspiration fortement marquée par le style des Hollandais du Siècle d’or, (du moins semble-t-il : elle fait partie des pièces disparues) pour en tirer des gravures destinées à une diffusion en nombre (fig. 4).
Ce choix on ne peut plus éclectique visait-il à tester la fidélité du graveur sur des manières très différentes ? En tout cas, la collaboration s’acheva après six réalisations : aux deux nommées succédèrent seulement Le Lion amoureux, La Tête et la Queue du Serpent, La Discorde, L’Homme qui court après la Fortune et l’Homme qui l’attend dans son lit, à quoi il faut ajouter, restée inachevée, La Cigale et la Fourmi. Par la mention du nom « Boussod, Valadon et Cie » figurant au bas des tirages lors de leur présentation au Salon de la Société des Artistes français de 1887, on peut déduire que les galeristes organisateurs de l’exposition des aquarelles de 1886 cherchaient de quoi prolonger son succès par une diffusion éditoriale des aquarelles transposées en gravures. Et ce petit fait va nous permettre d’amorcer maintenant l’analyse appelée par le nécessaire résumé historiographique qui vient d’être proposé.
Un geste original
On ne peut qu’être frappé, en effet, par le nombre extrêmement restreint d’eaux-fortes réalisées par Bracquemont, quand on les rapporte au nombre pourtant bien modique lui aussi des aquarelles de Moreau, elles-mêmes n’atteignant que la moitié des illustrations dues aux peintres réunis par l’exposition de 1881, lesquelles pour autant ne traitaient, pour ce qu’on peut en supputer par recoupements, qu’une partie limitée des Fables de La Fontaine. Les deux termes extrêmes du processus résumé dans la phrase précédente – et dans le rappel historiographique ci-dessus – s’inscrivent ou du moins sembleraient s’inscrire dans les usages traditionnels de l’illustration des Fables : au départ, le projet d’un recueil où auraient figuré les textes assortis chacun de son illustration dessinée ; à l’arrivée, la multiplication du dessin par la gravure, destinée à permettre le passage de l’exemplaire unique à sa diffusion par l’imprimé. Et si, dès l’origine, il est bien vrai que ce principe-ci est contesté par l’usage unique auquel le commanditaire destine son entreprise d’illustration et même de calligraphie des textes, il n’empêche que le recours ultime à un graveur semble réorienter le cheminement, par une pente presque naturelle, dans les sillons déjà tracés par l’usage ; de même et tout autant, le principe d’unifier sous une seule main les illustrations d’abord distribuées à une cinquantaine de talents : le privilège de fait offert à Gustave Moreau à partir de son entrée en lice semble ramener le projet à l’ornière progressivement creusée depuis Chauveau, illustrateur du premier recueil de La Fontaine, en passant par Oudry, pour aller vers Granville et Doré, au plus près de Moreau.
Or cela n’est qu’illusion. Le simple fait que l’illustration n’ait pas été menée à son terme par Gustave Moreau pour les quelques deux cent quarante fables de La Fontaine fait indice de la révolution radicale introduite par les aquarelles de l’un dans l’histoire des Fables illustrées de l’autre. Tout en paraissant flirter avec le procédé mis au point dès le recueil de 1668 entre le fabuliste et son illustrateur, et poursuivi durant les presque deux siècles qui se sont écoulés avant l’entrée en lice de Roux et Moreau, la collection d’aquarelles issues de leur collaboration rompt radicalement avec les usages antérieurs et ouvre une voie nouvelle, dont le prolongement allait nous valoir, par exemple, les illustrations de quelques fables par Chagall ou Dalí. Heureuse coïncidence de dates, voici qu’en 1883 paraît un volume de Fables de La Fontaine. Edition illustrée de soixante-quinze planches à l'eau-forte par A. Delierre, pour l’éditeur Albert Quantin [8], qui va nous permettre de mesurer toute l’immense différence de geste qui peut se cacher sous une apparente similitude.
Delierre a conçu en effet, comme Moreau, des aquarelles pour certaines fables de La Fontaine en nombre limité, qui plus est presque le même nombre que Moreau. Mais ces aquarelles avaient pour finalité d’entrer dans une « édition illustrée des Fables de la Fontaine » en deux volumes ornés de « 75 planches à l’eau-forte ». Ces eaux-fortes ont beau être de format et d’esprit radicalement différents de ceux des modestes vignettes conçues par Chauveau pour le recueil de 1668 sans doute avec l’aval et peut-être le concours de La Fontaine, puis imitées par ses suiveurs pour les volumes de 1678, 1679 et 1694, la démarche et le travail de Delierre s’inscrivent sans rupture dans cette lignée, avec laquelle le projet et la réalisation des aquarelles de Moreau commanditées par Roux rompent au contraire de manière fondamentale et sans retour (fig. 5) : d’abord parce qu’Antony Roux avait d’emblée exclu le principe de la composition et de la diffusion imprimée du fablier qu’il voulait constituer ; ensuite parce que l’arrivée de Moreau et la concentration du projet sur lui ont substitué au principe d’un livre celui d’une galerie d’aquarelles relevant d’une exposition sur des cimaises, sans intention d’en faire la matrice d’une gravure destinée à un usage éditorial. C’est ce que confirme l’avortement de la tentative de Bracquemont, tellement étrangère par essence au projet de Roux et Moreau qu’elle n’a pas été, semble-t-il, portée par eux, et s’est éteinte à peine commencée.
[7] Lettre de G. Moreau à François Louis Français, 13 février 1885 (?), citée Ibid., p. 302.
[8] Disponible sur Gallica.