Le curieux détournement des vignettes de
François Chauveau destinées aux Fables
choisies de La Fontaine (1668), et retrouvées
dans les Fables de Saint-Glas (1670)
- Philippe Cornuaille
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Fig. 5. F. Chauveau, « Le Cerf pris par son
bois », 1670
Fig. 7. F. Chauveau, « L’Asne bien sensé », 1670
Fig. 9. F. Chauveau, « Le Cerf et les Bœufs », 1670
Fig. 10. F. Chauveau, « Plainte du paon à
Junon », 1670
Fig. 12. F. Chauveau, « Le Milan et les
Pigeons », 1670
Fig. 15. F. Chauveau, « Les Grenoüilles se
plaignant du Soleil »,
Dans l’ouvrage de Saint-Glas, le cuivre fut utilisé pour illustrer la fable XV, « Le Sage Lion » (fig. 4 ), à savoir une lointaine adaptation d’une autre fable d’Esope, « D’un Bouvier », qui conte l’histoire d’un lion dévorant un veau. Ainsi, à part la représentation d’un lion, il n’y a que très peu de rapport entre le texte et l’image. Le libraire peu scrupuleux et son auteur docile ne s’inquiétèrent guère du remploi des vignettes de Chauveau. Sur les cent dix-huit cuivres destinés à l’ouvrage de La Fontaine, trente-six furent subtilisés pour être remployés dans l’ouvrage de Saint-Glas. Comme Saint-Glas dit qu’il s’est attaché à prendre les fables que La Fontaine aurait rejetées, les vignettes étaient loin de pouvoir trouver leur correspondance avec de nouvelles fables. Elles semblent même avoir été réparties au hasard, à l’aveugle, comme on distribue des cartes ; si bien que seules six illustrations sont pertinentes : l’illustration du « Cerf et la Vigne » de La Fontaine [22], peut convenir à la fable I de Saint-Glas du « Cerf pris par son bois » (fig. 5). Il en va de même pour celle de « La Belette entrée dans le grenier » [23], et de « La Belette et les Souris » [24] (fig. 6 ). Dans la première, un rat fait la leçon à une belette qui, ayant trop mangé, ne peut sortir par le trou du grenier où elle était entrée, et dans la deuxième, une vieille souris rusée ne se laisse pas prendre au piège d’une belette. Si les récits sont différents, le lieu et les animaux correspondent à peu près. La comparaison des deux ouvrages montre que trois autres vignettes conviennent parfaitement car elles font partie des « quelques-unes [qu’il a] mises en œuvre comme lui ». En effet sa fable V (fig. 7), « L’Asne bien censé » raconte la même histoire que celle du « Vieillard et l’Ane » de La Fontaine [25], toutes deux tirées de celle d’Esope, « De L’Ane qui change de maître ». Il en va de même pour sa fable IX, « Le Lion languissant de vieillesse » (fig. 8 ) [26], et sa fable XIX, « Le Cerf et les bœufs » (fig. 9) [27]. Donc, pour ces trois fables, il n’est guère étonnant que les vignettes illustrent exactement le texte.
En revanche, si l’on poursuit notre examen, les choses se compliquent sérieusement. On trouve encore deux autres fables de Saint-Glas puisées à la même source que deux fables de La Fontaine. Il s’agit, pour la première, de la fable d’Esope, « Du Paon et du Rossignol »,qui devint chez La Fontaine « Le Pân se plaignant à Junon » [28], et chez Saint-Glas, la fable XXVI, « Plainte du Paon à Junon » (fig. 10) ; pour la seconde, c’est la fable de Phèdre, « Testament expliqué par Esope », dont La Fontaine conserva le titre [29], et qui devint chez Saint-Glas la fable XXIX, « Testament interpreté par Esope » (fig. 11 ). Le problème, c’est que ces deux fables de Saint-Glas ne reçurent pas les bonnes illustrations de Chauveau : « Plainte du Paon à Junon » reçut la vignette du « Geay paré de plumes du Pân » [30], et le « Testament interpreté par Esope » reçut celle destinée dans La Fontaine à « Parole de Socrate » [31]. Le plus curieux, c’est que les bonnes illustrations sont imprimées dans le livre de Saint-Glas, mais à mauvais escient. La vignette de La Fontaine « Le Pân se plaignant à Junon » vient illustrer la fable XIV de Saint-Glas, « Le Milan et les Pigeons » (fig. 12), et la vignette de la fable de La Fontaine du « Testament expliqué par Esope » vient illustrer la fable XXIII de Saint-Glas, « Esope se divertissant » (fig. 13 ).
Quant aux trente autres fables de Saint-Glas, elles reçurent, dans le meilleur des cas, une illustration faisant figurer un des animaux présents dans le titre, telle la fable XXXI, « Les Chèvres et les Boucs », qui reçut l’illustration du « Renard et le Bouc » [32], ou encore la fable XXI, « La Mouche et la Mule » (fig. 14 ), qui reçut celle de « La Mouche et la Fourmie » [33].
Dans la plupart des autres cas, aucune corrélation ne peut être établie entre la fable et son illustration, telle la fable II des « Grenoüilles se plaignant du Soleil » (fig. 15) qui reçut la vignette de « Le Lièvre et la Tortue ». Il en va de même pour la fable XXX, « La Vipere et la Lime » (fig. 16), qui pourtant, là-encore, traite du même sujet qu’une fable de La Fontaine, « Le Serpent et la Lime » [34] ; elle reçut néanmoins la vignette de Chauveau initialement prévue pour « La Chauve-souris et les deux Belettes » [35].
Cette aventure connut pourtant un ultime avatar, qui parut en 1672 à l’adresse de Charles Osmont. En l’occurrence, il ne s’agissait que d’une simple émission, rafraîchie pour l’occasion avec une nouvelle page de titre imprimée par Claude Audinet. Charles Osmont avait racheté des invendus du stock d’origine pour les remettre sur le marché. Mais en 1670, par mesure d’économie, Claude Barbin n’avait pas fait passer chez le taille-doucier tous les exemplaires de l’édition originale des fables de Saint-Glas [36]. Or, le seul représentant de cette nouvelle émission datée de 1672 provient de ce lot sans figures [37] : il ne comporte que des réserves blanches sous chaque fable [38].
C’est peut-être un moindre mal. Pierre de Saint-Glas, pour l’édition de 1670, participa-t-il à la distribution des illustrations ou laissa-t-il Claude Barbin effectuer seul ce tour de passe-passe ? Lorsqu’il composa son recueil de fables, Saint-Glas connaissait celles de La Fontaine puisqu’il put faire la distinction entre ses fables nouvelles et celles qu’il a « mises en œuvre comme lui ». La différence de traitement est flagrante : reste, d’un côté, un chef d’œuvre, véritable monument de la littérature française, et de l’autre, une sorte de galimatias, ou curiosité éditoriale, qui fournit au passage des informations sur la destinée énigmatique d’une vignette de François Chauveau, longtemps mal interprétée.
Le Pan se plaignant à Junon.
Plainte du paon à Junon |
Et de sa vois ils furent tous ravis : |
Le Vieillard et l’Asne
Un Vieillard sur son Asne aperceut en passant
L’Asne bien sensé
Quand le destin nous traite avec rudesse, |
Sans rencontrer choses plus fortunées. Un bon vieillard estoit dans un grand pré, |
[22] La Fontaine, V, xv.
[23] La Fontaine, III, xvii.
[24] Saint-Glas, fable XXVII.
[25] La Fontaine, VI, viii.
[26] Voir La Fontaine, Fable III, xiv, « Le Lion devenu vieux », et Esope, « Le Lion cassé de vieillesse ».
[27] Voir La Fontaine, III, xix, « L’Œil du maistre » et Esope, « Du Cerf ».
[28] La Fontaine, II, xvii.
[29] La Fontaine, II, xX.
[30] La Fontaine, IV, ix.
[31] La Fontaine, IV, xvii.
[32] La Fontaine, III, v.
[33] La Fontaine, IV, iii.
[34] La Fontaine, V, xvi.
[35] La Fontaine, II, v.
[36] Voir BnF, Tolbiac, YB-2511.
[37] BnF, Arsenal, 8-BL-16778, (en ligne sur Gallica. consulté le 26 août 2021).
[38] Voir Philippe Cornuaille et Alain Riffaud, « Enquête sur les premières éditions des Fables de La Fontaine (1668) », art. cit.