Le curieux détournement des vignettes de
François Chauveau destinées aux Fables
choisies
de La Fontaine (1668), et retrouvées
dans les Fables de Saint-Glas (1670)

- Philippe Cornuaille
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Fig. 1. F. Chauveau, « Le Lion abbatu par
l’Homme », 1668

Fig. 2. F. Chauveau, « Le Lion abbatu par
l’Homme », 1668

Fig. 3. Chauveau, « L’Aigle, la Corneille
et la Tortuë », 1670

Qui décida de retoucher tous ces cuivres ? Certainement pas l’éditeur pour qui cette opération compliquait considérablement la tâche en risquant de retarder la mise en vente des deux éditions. On ne voit pas non plus pourquoi Chauveau se serait infligé cette manipulation risquée, au dernier moment, entre deux impressions, d’autant que l’aspect du premier état des vignettes répond parfaitement à sa stylistique : de forts contrastes qui donnent une visibilité optimale à l’image et des ciels agrémentés de nuages épars et non pas entièrement ombrés comme on les trouve dans les images retouchées [15]. Reste la possibilité d’une intervention imputée à l’auteur – La Fontaine – dont on a pu constater, au vu des corrections faites sur le texte au fur et à mesure du tirage des épreuves, qu’il apportait un soin particulier à la bonne présentation de son recueil. Le fabuliste aurait donc pu prendre cette décision risquée.

Jeanne Duportal, dans son livre sur les livres illustrés, rapportait un précédent où un auteur, peu satisfait des contrastes des illustrations de son ouvrage, demanda au graveur de rajouter des hachures : ce fut le différend qui opposa Abraham Bosse et Guy de La Brosse, médecin du roi et surintendant du jardin royal des plantes, à propos d’un ouvrage ambitieux, Les Jardins du Roy [16], qui ne vit jamais le jour du fait du décès de La Brosse en 1641. L’auteur avait commandé 1 000 planches à Bosse qui n’eut le temps que de n’en graver 120. On connaît cette affaire par un manuscrit conservé à la BnF qui reprend les contestations des créanciers de La Brosse, à son décès, à l’encontre de Bosse [17]. Dans le marché qui avait été passé, l’auteur avait demandé au graveur d’augmenter les hachures de ses gravures pour retravailler les contrastes :

 

Il se trouve que le peu de hachures, sur lesquelles on avait fait ledit marché ne suffisoit pas à rendre leurs desseins passables, et partant, feu Mr. De La Bosse voulut que ledit Bosse augmentast les dictes hacheures [18].

 

Il était même fait mention d’un surplus de cinq livres par gravure, pour que le graveur apporte de telles corrections. Les planches étaient grandes, puisqu’elles mesuraient seize pouces de haut sur un pied de large. Il n’est pas dit que la même chose se produisit entre Chauveau et La Fontaine, surtout dans les mêmes termes financiers, mais l’hypothèse d’une telle discussion entre les deux hommes, sur le rendu des images, est loin de pouvoir être écartée.

Nous avons évoqué le risque d’une telle opération. Outre le fait qu’elle pouvait retarder la mise en vente, la manipulation de 118 cuivres de petits formats, peut-être même dans l’atelier du taille-doucier, était problématique. D’ailleurs, lors de la manipulation des cuivres, deux d’entre eux furent endommagés, celui de la fable I, xx, « Le Coq et la Perle » et celui de la fable IV, xi, « La Grenouille et le Rat » [19] ; mais surtout, l’un d’entre eux fut égaré, celui de la fable II, x, « Le Lion abbatu par l’Homme ». Le graveur dut le refaire à partir du dessin préparatoire. Jusqu’en 2019, tous les commentateurs des illustrations des Fables choisies de La Fontaine de 1668 avaient pensé qu’il s’agissait du même cuivre que Chauveau aurait oublié de parapher F.C. – comme tous ses autres cuivres –, chose qu’il aurait corrigée pour la nouvelle édition. Ceci les persuada que la version non signée était le premier état d’un cuivre et que la version signée était le second état. Mais quand on regarde de près les deux estampes, on voit bien qu’il ne s’agit pas du même cuivre (fig. 1). Ainsi, c’est l’inverse qui se produisit. Chauveau signa un premier cuivre du « Lion abbatu par l’Homme » qui parut dans la petite édition in-douze. Lors de la manipulation des cuivres pour les retouches de l’édition in-quarto, celui-ci fut perdu, soit dans l’atelier du taille-doucier, soit chez Chauveau qui aurait repris les cuivres pour les retravailler chez lui, soit lors de leur transport. En toute hâte, il dut regraver entièrement la planche qu’il négligea de signer. Délégua-t-il cette opération à un confrère en lui confiant son dessin préparatoire ? C’est possible, cela expliquerait pourquoi la planche ne fut pas signée, bien que l’absence de signature ne soit pas une preuve absolue. En comparant les deux vignettes (fig. 1), on perçoit néanmoins une technique différente dans la manière de tailler les ombres portées du second cuivre [20].

L’in-quarto fut donc imprimé avec la nouvelle planche non paraphée. En revanche, on sait que le cuivre initial fut retrouvé peu après l’impression des vignettes dans cette version luxueuse. Dans un premier temps, nous avions remarqué que c’était bien la première planche qui était réapparue dans la nouvelle édition de 1678. Puis, en réétudiant les vignettes publiées dans l’ouvrage de Saint-Glas paru au plus tard en 1670, nous nous sommes aperçus que là-encore, c’est le premier cuivre du « Lion abbatu par l’Homme »qui fut utilisé. Et ce premier cuivre paraît dans une version retouchée avec de nombreuses ombres ajoutées (fig. 2). Ainsi, pour récapituler et rétablir la chronologie de l’histoire de cette vignette, on peut sans risque dire qu’un premier cuivre signé fut gravé et publié dans l’édition in-douze ; ensuite, avec beaucoup d’autres, il fut retouché pour paraître dans l’édition in-quarto ; mais après avoir été retouché, il fut égaré. Un nouveau cuivre, non signé, fut refait, peut-être par un confrère, pour être rapidement imprimé dans l’édition luxueuse. Pourtant, le premier cuivre réapparut, puisqu’on le retrouve en 1670 dans le livre de Saint-Glas. Ce premier cuivre fut visiblement préféré à celui de l’in-quarto, puisque c’est celui-ci qui fut repris en 1678.

Ce même cas de figure d’une planche perdue, refaite, puis retrouvée, se reproduisit au moment du décès de François Chauveau en 1676. Après que son frontispice pour la Vie de saint Bruno fut égaré, l’éditeur René Cousinet le fit refaire par Sébastien Leclerc. Mais comme l’original fut retrouvé, c’est finalement le frontispice gravé par Chauveau qu’on préféra et qui orna le recueil.

Cette fable de La Fontaine, « Le Lion abbatu par l’Homme », prend pour source la fable d’Esope, « L’Homme et le Lion voyageant de compagnie ». La vignette de Chauveau met en évidence un grand tableau accroché au coin d’une rue, où l’on voit Hercule terrassant le lion de Némée [21], illustrant le texte de la courte fable, en douze vers, de La Fontaine :

 

On exposait une peinture
Où l’artisan avait tracé
Un lion d'immense stature
Par un seul homme terrassé […].

 

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[15] Cette stylistique de Chauveau se retrouve bien dans les séries de paysages qu’il a gravés, de même que dans les multiples scènes d’extérieur, de batailles, de chocs de cavalerie qu’on voit dans Le Grand Scipion (1656), dans Clovis (1657), et plus proche des Fables, dans L’Histoire des Juifs (1667-1668). En outre, François Chauveau grava huit nouvelles vignettes pour les Fables nouvelles de 1671, et encore huit autres pour l’édition de 1678. Ces seize nouvelles vignettes sont gravées à la façon du premier état des cent dix-huit de 1668.
[16] Jeanne Duportal, Etude sur les livres à figures édités en France de 1601 à 1660, Paris, Honoré Champion, 1914, pp. 35-37.
[17] Cité par Jeanne Duportal Ibid., p. 36, Fonds français n° 18967, pièce n° 6 (ancien fond saint-germain, n° 1041), voir aussi Archives de l’art français, I, p. 283 [1851-1852].
[18] Cité par Jeanne Duportal, Ibid.
[19] Concernant cette seconde vignette endommagée, cette constatation est récente. Il apparait en effet que dans les exemplaires in-quarto, tout comme dans l’ouvrage de Saint-Glas, le cuivre semble se couper en son milieu (fig. 3).
[20] Si Chauveau gravait souvent lui-même ses dessins, les exemples où il les confiait à d’autres graveurs sont aussi très nombreux ; voir par exemple Philippe Cornuaille, « Le catalogue raisonné des gravures de François Chauveau (1613-1676). L’art et la manière », XVIIe siècle, 2020/4, n° 289, pp. 617-633, notamment p. 624.
[21] Dans sa fable « De l’Homme et du Lion », Esope fait référence au Lion de Némée. Néanmoins, l’image correspondante de Samson triomphant du lion, Livre des Juges, fréquemment représentée par les artistes, fut plusieurs fois gravée par Chauveau avec un mouvement similaire, notamment dans Biblia maxima, Billaine, 1660, t. IV, et dans un cul-de-lampe de L’Histoire des Juifs, Le Petit, 1667, t. I et II, passim.