Fables en scène (Robert Wilson)
- Aurélie Barre et Olivier Leplatre
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Fig. 11. R. Wilson, Fables de La Fontaine,
« Le Chat, le Cochet et le Souriceau »

Fig. 12. R. Wilson, Fables de La Fontaine,
« Les Obsèques de la Lionne »

Fig. 13. R. Wilson, Fables de La Fontaine,
« Le Cerf se voyant dans l’eau »

Fig. 14. R. Wilson, Fables de La Fontaine,
« Le Chêne et le Roseau »

Pour l’espace de ses fables où l’imagination remplace le décor presque absent, Robert Wilson a défini une forme : le rectangle (fig. 11), qui est déjà celle du livre, des vignettes gravées et pourrait être encore celui des écrans, jusqu’à se miniaturiser en boîte, telle celle que l’homme finit par sauvagement écraser après y avoir fourré le serpent (La Fontaine avait prévu quant à lui un sac : « L’Homme et la Couleuvre »). A la façon de Mondrian ou de Sean Scully, le metteur en scène module à l’envi cette forme géométrique préférée qui s’étire en hauteur, en largeur ; c’est le rectangle plus ou moins étendu de la scène, contenant d’autres rectangles : une fenêtre, une porte, qui permettent rencontres et dialogues, mais aussi un ballot de paille (« Le Lion amoureux »), un cercueil (« Les Obsèques de la Lionne », fig. 12), une boite bientôt piétinée (« L’Homme et la Couleuvre »), une rivière dans laquelle voir son image (« Le Cerf se voyant dans l’eau »).

Dessinée par les jeux de lumière qui trouent l’opacité plus ou moins large du rideau de scène noir, le rectangle permet l’étirement ou au contraire le resserrement, qui font éprouver tantôt l’envie rêveuse de liberté ou de grandeur, tantôt l’oppression des puissants ou de la froide réalité des éléments (« Le Chêne et le Roseau »). Les rectangles contigus de lumières différentes, créatrices de zones d’ombres sont juxtaposés comme si chaque invité des fables habitait sa luminosité singulière, éclatante ou ténébreuse, les points de contact traçant entre les espaces une frontière infranchissable (« La Cigale ou la Fourmi ») ou franchie au plus grand péril de l’un ou de l’autre (« Le Loup et l’Agneau »). C’est bien cet outrage, l’avancée même discrète et modeste d’un bout de langue dans le pré voisin qui condamne l’âne des « Animaux malades de la peste ». Pour « Le Cerf se voyant dans l’eau », fable du regard et des proportions, le rectangle se dissémine : aplati pour figurer le miroir liquide, agrandi en fond d’écran pour voir s’y refléter les bois majestueux ou le profil d’un limier, symétriquement réparti de part et d’autre de la scène pour fermer les issues à l’animal poursuivi (fig. 13).

Les rectangles sont aussi imbriqués : partout sur la scène, Robert Wilson multiplie les mises en abîme pour créer des effets d’exiguïté, de profondeur, d’élévation, d’éloignement remontant aux principes archéologiques de l’espace : le lointain et le proche, l’ailleurs (habité par l’autre), l’ici, lieu de la fable, du spectacle, lieu de la mort en scène, qu’elle soit réelle (« Les Animaux malades de la peste »), symbolique (« Le Lion amoureux »), promise (« La Cigale et la Fourmi »). Le rectangle n’a pas la douceur du cercle, ses côtés sont des lignes droites et franches qui se rejoignent en angles pointus et acérés. Certes, le cercle apparaît : cerne lumineux, il contrarie les lignes du rectangle, arrondit ses angles. Mais en réalité, sa présence souligne et dramatise la violence du rectangle en focalisant l’attention sur les personnages et leur antagonisme : posé sur l’horizontalité des planches, dans la verticalité des murs, le cercle lumineux qui accompagne les personnages devient poursuite et lentille d’observation de la proie sortie de l’ombre, désignée au regard par le halo qui lui couvre le ventre et invite à la prise, particulièrement dans « Le Loup et l’Agneau ». Le fromage du corbeau (comme le manteau blanc du jeune agneau) duplique ainsi le halo de lumière éclairant l’oiseau noir, il retient l’attention du renard gourmand et rusé qui évolue sur le sol, se tend au désir de l’autre, à la prédation. « Le Chêne et le Roseau » figure tout particulièrement la concurrence violente des lignes et des formes (fig. 14). Opposant la courbe, le pli naturel du roseau, à la raideur épaisse du tronc d’un chêne, la lumière sur les formes entend progressivement imposer à l’arbre massif une ligne diagonale : elle dit le vent et le temps qui s’attaquent à la solidité de celui « de qui la tête au Ciel était voisin/Et dont les pieds touchaient l’Empire des Morts ». Le tronc du chêne en ombre chinoise penche, et la lumière peu à peu s’éteint, avant de rejoindre l’horizontalité du sol.

De lumière et de forme, l’espace de Robert Wilson est un espace résolument dialectique qui distingue les plans, proches ou éloignés, oppose l’ombre (où se cacher, à moins qu’elle ne se projette déformée sur l’écran et inquiète – « Les Oreilles du Lièvre ») et la lumière (où trouver le pouvoir, où être désigné comme une proie), le haut et le bas. Surtout, Wilson travaille sur la tension dramatique qui se joue de cette dialectique. Car il s’agit toujours de transgresser les lignes et les frontières, de pénétrer dans l’espace de l’autre, de le faire sien. Le renard ramène ce qui est en haut en bas, l’âne qui voudrait que s’ouvre pour lui aussi l’espace domestique réservé au petit chien s’en trouve chassé, la grenouille se rêvant aussi grosse que le bœuf, envahissant l’espace explose : son corps se dissémine. Les fables sont des leçons d’espaces. Le point de rencontre, de frottement des espaces en leur couleur propre se donne comme la transposition, la traduction médiatique et scénographique de la conjonction de coordination qui structure les titres de la très grande majorité des fables. Et. « Le Loup et l’Agneau », « La Cigale et la Fourmi », « Le Lion et le Moucheron »… La conjonction est mise en présence, addition de protagonistes invités dans le paysage des fables (elle est copulative), mais elle est aussi adversative et suggère une relation asymétrique déclinée systématiquement en agression dans les fables choisies par Robert Wilson, en ses diverses actualisations et nuances.

L’espace rigidifié en ses formes géométriques même fluctuantes est le lieu d’accueil répété et temporaire des animaux des fables. Loup, renard, coq, lion, chien, cerf, cigale ou encore fourmi, singe… occupent tour à tour la scène qui les actualise comme animal mais aussi dans cette virtualité d’être des hommes, selon l’équation que composent les moralités. Les comédiens portent les uns de larges masques comme le cerf ou le lion, le bœuf empruntant à Picasso sa tête entière (« La Grenouille qui se veut faire aussi grosse que le Bœuf ») ; d’autres se maquillent en bêtes (le singe), d’autres encore revêtent des costumes plus complet (la grenouille est toute vêtue de vert quand la cigale porte le vêtement multicolore du printemps et la fourmi l’uniforme métallique du travail acharné de la noirceur de la mort). Robert Wilson n’entend pas créer, comme pour l’espace, une uniformité du déguisement, un code vestimentaire récurrent. Il donne à chacun une singularité qui est aussi celle du déplacement, du langage, de la hauteur de voix. Le cerf avance montrant les jambes frêles, jambes en fuseaux qu’il regrette dans la fable ; l’âne, bête rustique, se déplace lourdement les bras, poings fermés, en guise de sabots tandis que la fourmi agite continument ses doigts graciles imitant le mouvement incessant des antennes. Comme il se doit, parce que c’est ainsi que leur image s’est imprimée dans notre mémoire, le lapin blanc remue sa petite queue ronde, les grenouilles sautent (« Et grenouilles de sauter ») quand la souris, « gent trotte-menu », fait de petits pas. A chacun sa personnalité : c’est-à-dire son déguisement, son mode de déplacement, sa couleur (le corbeau est entièrement noir quand l’agneau est uniformément blanc). Sans doute, au moment où Wilson fait entrer ses créatures en scène se demande-t-il comment en faire des animaux, sans que ceux-ci perdent la faculté d’être aussi des hommes ? La question n’est pas uniquement celle du langage. Certes ses êtres parlent comme des hommes, mugissent, couinent, coassent, comme des bêtes mais l’hybridité est plus générale encore. Elle se dépose à même les corps mouvants, manifestation de la plus grande théâtralité.

 

Théâtralité de l’animal

 

Le spectacle des fables est total : sur la scène, le monde essaie ses multiples formes ; il se projette intégralement dans les expériences que lui prête la fiction. En fables, la vie n’est rien d’autre qu’une succession de scènes où chacun joue, plus ou moins bien, sa partition. L’intrigue est presque toujours la même, aussi vieille que le monde est monde : des forts, des faibles, des désirs qui les remuent. Les situations, elles, varient, les costumes tournent, les changements de décor se font à vue, dans un lieu assigné à géométrie variable. En fonction d’un destin qui joue aux dés, les personnages occupent certaines positions qui pourront changer au tour suivant. Le prologue lance, sur le plateau, les éléments des parties : les animaux entrent, se mêlent aux autres, esquissent quelques gestes, répondent à leur environnement et se tiennent prêts. Au commencement, avant que ne débutent les innombrables formes de l’existence, ils s’agitent comme dansent les atomes du matérialisme épicurien, qui fournit à La Fontaine son modèle de conception de la création universelle et la matrice de ses configurations fictionnelles.

Mais le théâtre ne se contente pas d’être le milieu réactif où vibrionnent les animaux-forces : un univers miniature se faisant et se défaisant au gré des chocs entre atomes lisses ou crochus, pourvus de griffes ou de dents. Les animaux sont donnés pour les masques vrais de l’humanité, collés aux visages. Les hommes font partout la bête : quand les comédiens enfilent leurs costumes de grenouille ou d’agneau, de lion ou de corbeau, ils disent en leur vérité ce que sont les hommes et la représentation qu’ils en tirent est le franc reflet de la mascarade humaine. Cette ménagerie cosmopolite (masques africains, têtes de Minotaure, smokings…) qui explique l’Homme, renoue avec l’antique métaphore du theatrum mundi qui aide à penser et à figurer notre condition. Mais loin de réduire l’homme à une règle unique qui définirait ses conduites, l’idée-monde du théâtre permet d’en déployer la richesse, d’en éprouver la pluralité.

Mais elle réclame, corolairement, que le théâtre mobilise ses ressources et, en une forme d’hommage, les fasse tourner comme à la parade afin d’accueillir un tel foisonnement. La scène doit elle-même être traversée par ses possibles, mettre à disposition tout ce dont elle est capable pour qu’ainsi se libère le pouvoir génésique du divers propre à l’homme à travers les bêtes. Il en résulte une scénographie complexe, parcourue d’influences diverses et même délibérément hétérogènes. Par ce syncrétisme théâtral, assumé avec provocation, Wilson soumet les fables, qui sont effectivement de tout temps, aux détournements anachroniques, aux dissonances visuelles et aux raccords audacieux, renouvelant ainsi la bigarrure dont le fabuliste a fait l’un des synonymes de sa liberté.

 

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