Fables en scène (Robert Wilson)
- Aurélie Barre et Olivier Leplatre
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Fig. 3. R. Wilson, Fables de La Fontaine, prologue
Fig. 4. R. Wilson, Fables de La Fontaine,
« Le Pouvoir des fables »
Mais son geste est aussi de nature métapoétique : Wilson taille dans les fables de La Fontaine sa part du lion. Quant au montage du spectacle, il procède, à rebours, d’un travail de rejointement de tesselles textuelles devenues visuelles, membra disjecta autonomes et cependant rattachés au corps du spectacle. S’ensuit donc, de fable en fable, la déclinaison des passions tristes qui divisent les créatures, les soumet aux diktats des désirs et des besoins et inverse le bonheur de la vie commune en cauchemar de la guerre de tous contre tous. Quelques animaux sont plus présents que d’autres dans ce charivari de la dévoration, réelle et symbolique : lion et renard en profitent, donnant aux apologues, grâce à l’un, l’inflexion de la puissance et grâce à l’autre, celle de la ruse.
Par cette option de lecture, Robert Wilson souligne la récurrence d’un modèle narratif et dialogal, effectivement traité par La Fontaine à de nombreuses reprises, et qui permet de structurer encore davantage l’âpre roman des hommes et des bêtes : le procès offre son cadre presque exclusif aux fables retenues (on se souvient qu’il est au cœur d’un autre roman des origines qui raconte l’homme et l’animal, Le Roman de Renart) ; comme le souhaitait certainement le fabuliste, il change les spectateurs en témoins voire en juges du procès plus large qu’avec les moyens de la fiction, l’animal intente, à bon droit, à l’homme.
Sur le fond de ce schéma anthropologique, attaché à une représentation vraie de l’homme transcrit en fiction et séquencé en récits que le spectacle assemble, Robert Wilson fait apparaître entre les textes des circulations de sens, des motifs, des thèmes. Outre les orientations scénographiques qui permettent de les coordonner (lumière, espace…), la collection d’un « nouveau » fablier au sein des Livres de La Fontaine entraîne intersections, contacts, échos plus ou moins visibles ou discrets, plus ou moins proches ou éloignés. Les reprises du lion, du singe ou du renard comme personnages conforte, entre autres, l’impression de roman ou, exprimée en termes de théâtre, de pièce. La segmentation des fables empêche que l’identité de ces actants ne soit tout à fait stabilisée (Robert Wilson change l’apparence de ceux qui deviennent ses personnages récurrents en modifiant par exemple leur masque). Pour autant, et en raison même du nombre restreint de fables conservées, les animaux passent d’un texte à l’autre, se répondent, se combinent en maintenant suffisamment de traits constants pour créer des « effets personnages ».
Wilson traite ainsi « Les Obsèques de la Lionne » et « Le Renard, le Singe et les Animaux », fables chorales et fables doubles dans l’esprit du fabuliste, comme les épisodes d’un petit drame de la vie de cour : mort de la Lionne puis fantaisie d’une succession monarchique où chacun essaie la couronne avant que le singe rieur ne soit élu. Ensuite (« Le Corbeau et le Renard »), le renard, déjà en scène et déjà sermonneur dans l’apologue précédent, s’en prend au corbeau pour le déposséder de son sceptre fromager. Il est de la couleur du sang versé par le lion amoureux, le sang des bêtes. L’unité thématique des fables de Wilson conforte cette idée que chacun joue son rôle, modulé mais relativement permanent, et que, épisode après épisode, péripétie après péripétie, le roman avance, tout en répétant ses lois fondamentales de violence.
Troupe, troupeau
A quoi avons-nous affaire, à quelle « engeance » : troupe ou troupeau ?
Wilson fait jouer les bêtes par des comédiens qui entrent dans leurs peaux et animent leurs mimiques. Chaque acteur de la Comédie française pris au casting a été observé pour vérifier qu’il s’ajuste le mieux possible à l’animal retenu pour son rôle. C’est la loi rhétorique, toute lafontainienne, de l’aptum que Wilson applique au jeu : mise en rapport exact d’une personnalité de comédien avec le caractère d’un personnage. Tout a compté dans la sélection du metteur en scène : le timbre de la voix, la silhouette, les traits du visage, le tempérament...
On sait le siècle de La Fontaine encore attaché aux vieilles correspondances de la physiognomonie, et sans doute le fabuliste lui-même n’y est pas insensible même si c’est pour les détourner et les enrichir. Par le biais du jeu et des emplois, Wilson retrouve l’adéquation, que des traités apparemment fort savants ont traquée, entre les hommes et les bêtes via leurs traits physiques et moraux. Mais il donne à ce mimétisme un tour plus totémique, convoquant davantage l’ancestrale mémoire animale de notre corps, la certitude d’une présence archaïque de l’animalité dans notre incarnation, et sa traduction, polymorphe, dans des fétiches tribaux, religieux ; ses animaux-masques sont les rappels de ces figurations, expressions vives de notre contact fondamental avec la force des bêtes. Les acteurs cependant ne sont pas définitivement réduits à un animal : chacun a droit à plusieurs réincarnations, comme selon ces cycles de métempsychose qu’affectionnait La Fontaine. Céline Samie est corbeau, arbre et Circé. Laurent Stocker, grenouille, tigre, homme. Nicolas Lormeau, singe, bœuf, araignée, Ulysse. Julie Sicard, lièvre, souriceau, petit chien... Preuve qu’en nous logent plusieurs fétiches.
En se rassemblant initialement sur le territoire du théâtre, les bêtes forment un étonnant troupeau : les individualités sont déjà bien marquées, fermement différenciées, mais toutes se retrouvent et s’associent en un mouvement collectif, une mobilité harmonisée à travers un ballet imité de ceux de la cour de Louis XIV dans lesquels on prenait plaisir, jusqu’au roi lui-même, à porter masques et travestissements (fig. 3).
Les animaux ont la fibre artistique. Ils échauffent leurs muscles, s’assouplissent, prennent leurs marques. Les gestes dont la nature les a pourvus rejoignent spontanément l’esprit de la danse. Le prologue ouvre les cages de la ménagerie royale et réunit en un lieu d’abord utopique proies et prédateurs, grands fauves et bestioles, du temps que les bêtes dansaient ensemble. Cette entrée où règne la consonance des animaux ne tiendra pas sa promesse car bien vite l’entente chorégraphiée se défera et les bêtes réveilleront en elles et, entre elles, toute la sauvagerie dont elles sont capables, sous leurs belles paroles qui sont plutôt des mots déchirant l’air comme des coups de griffes et de dents. Le prologue lui-même se conclut par les rugissements répétés du lion, au centre la parade, et dont le fabuliste se demande s’ils ne sont pas un peu excessifs.
Toutefois dans les premières minutes, aucune bête ne parle et, ne parlant pas, toutes dansent, refoulent dans le silence et l’improvisation apparente des mouvements le désir d’attaque. Ce Paradis de l’animal dansant, vite perdu, fait rêver à un autre monde, d’avant la Chute : quand les corps sans le défi des forces, tout en équilibres, étaient purs mouvements ; cet âge sans âge, « en ce temps-là », rend celui qui a la chance de le découvrir attentif aux corps, aux gestes, à tout le sensible de la bête ; le spectacle ne cessera de s’en faire l’écho bien que l’animalité prenne souvent les traits de la violence, l’énergie de la danse inaugurale s’étant crispée en pulsion d’hostilité.
Le troupeau se comporte comme une troupe ; c’est bien ainsi que le metteur en scène le présente aux spectateurs. Si les personnages vont bientôt se séparer et s’affronter – mais de temps à autres ils se réunissent pour les obsèques de la lionne, par exemple ou par temps de peste (« Les Animaux malades de la peste ») –, chacun participe à la fiction jouée et contribue à sa réussite. Les animaux sont aussi des acteurs puisqu’on les voit aller et venir, tenir leur emploi, passer d’une fable à une autre. Le retour des personnages produit l’illusion de comédiens réunis pour une représentation, mettant au carré et même retournant la logique de la représentation qui assigne à des comédiens leurs rôles de bêtes.
A ceci s’ajoute, par un effet supplémentaire de mise en abîme, que les animaux se comportent volontiers comme des acteurs : cabotins, histrions, menteurs roués ou naïfs. Les fables où l’humanité est jouée (dans tous les sens de l’adjectif) sont le théâtre de tout ce que l’hypocrisie est à même d’imaginer pour obtenir de l’autre ce qu’il ne veut pas donner, pour le tromper, le piéger, le faire tomber dans le panneau. A ces scénarios de la feinte, le fabuliste prête la fable qui les décrit et les trahit. Fiction au plan esthétique, la fable est mensonge, à un autre niveau néanmoins que celui qui lie les bêtes entre elles et les aliène les unes aux autres. Si le fabuliste conte des fariboles, elles sont pleines de vérité, comme il aime à le répéter : vérités sur d’autres fabulistes, ceux de la vie, dévoyés et fourbes, qui racontent à autrui, leur victime, toutes les histoires qu’il est nécessaire pour servir leur intérêt et obtenir ce qu’ils désirent. C’est bien par l’un de ces mauvais tours de la fausseté que, dès le coup d’envoi de la représentation, l’amante castre le lion, élégant trop candide. La présence complice du fabuliste sur les tréteaux aide à faire la part entre les degrés du mensonge : consenti, agréable quand il est lucidement partagé et se poétise dans la fiction ; trouble, frustrant quand il est l’arme des faibles ou des puissants pour assurer leur domination et voler ce à quoi ils n’ont pas forcément droit, en pimentant leurs forfaits de la jouissance de l’humiliation.
La fabuliste
Pour mener sa troupe, Wilson dispose d’un double intégré au spectacle et qui n’est autre que le fabuliste lui-même. La Fontaine appartient à la représentation, dès son lancement : à l’instar de chacun, l’acteur, en l’occurrence l’actrice (Catherine Fersen), s’est déguisé, il porte, comme il sied, costume et perruque. Cependant, sa place sur scène n’est pas exactement de même nature que celle des divers protagonistes des fables également grimés : bien que partageant le plateau avec ses créatures, le fabuliste est un peu en dehors du jeu, pour mieux l’observer et l’orchestrer. On le voit régulièrement commander d’un geste la fin d’une fable ou apparaître pour en introduire une autre. Que le spectacle contienne la fable des fables, « Le Pouvoir des fables », confirme le statut ambivalent d’un personnage acteur de ses propres textes en même temps que leur concepteur affiché (fig. 4).
Pour La Fontaine, écrire des fables n’est pas le fait d’un narrateur anonyme et désengagé. Wilson se rappelle que le fabuliste, héritier des histoires de ses pères, les récupère et les redonne en son nom propre, qu’il n’hésite pas à y mettre son grain de voix et à s’exhiber au-devant de la scène textuelle. Tantôt pour amener un récit, tantôt pour le conclure, parfois pour évoquer un souvenir, glisser une habitude, déclarer un goût et des préférences, l’écrivain s’affirme comme sujet ; il se forge un être pour l’écriture avec une psychologie, quelques principes et des idées, bref avec une expérience de la vie et de la littérature qu’il confie à son lecteur pour sceller leur connivence et, surtout, prendre part à la fiction lui aussi, en augmentant son degré de vérité ou de fiction, selon le point de vue. Le/la fabuliste, en chair et en os, prête ici son corps aux modulations de la voix personnelle ; il synthétise ce qui, à la lecture, donne le sentiment d’un éclatement prismatique de la subjectivité : un-multiple, il ajoute la récurrence de ses apparitions à l’unité de la grande pièce décomposée en fables. Il aménage les transitions, se manifeste quelquefois, par un rire impertinent (à la fin des « Obsèques de la Lionne ») et il n’hésite pas, au prix d’une métalepse, qui ne lui pose aucune difficulté, à entrer dans le texte pour assurer une partie des dialogues (il joue le père dès « Le Lion amoureux »).