L’illustration comme dispositif
- Jan Baetens
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Fig. 3a et 3b. M. Chlumsky, sans titre, sans date

Fig. 4. W. Evans, Trash # 3, 1962

Fig. 5. J. Baetens et M. Chlumsky, Ici, mais plus
maintenant
, 2019

Fig. 6a et 6 b. M. Chlumsky, sans titre, sans date

En ouvrant le volume, un peu à la manière de la femme qui lit sur la toile de Fantin-Latour, on recrée cet effet de parenthèse ou d’entonnoir, puisque les poèmes de La Lecture sont précédés et suivis de deux séries d’images. Abstraction faite d’une courte introduction, qui logiquement aurait dû se doubler d’un similaire ajout paratextuel en fin de volume, la structure globale du livre est la suivante :

 

Première de couverture

Paratexte (avec introduction)

1ère série photographique de Milan Chlumsky (13 images)

40 poèmes

2e série photographique de Milan Chlumsky (11 images)

Paratexte (sans postface, hélas)

Quatrième de couverture

 

Un tel réseau de parallélismes souligne d’emblée la situation paradoxale des photographies, que l’on doit lire à la fois comme la contrepartie visuelle du texte qu’elles entourent et comme l’écho, à l’intérieur du livre, des deux images de couverture. Or, chacune de ces perspectives résiste. Le rapport avec les poèmes, qui continuent clairement le tableau de Fantin-Latour, est tout sauf évident, puisqu’on n’y retrouve ni le thème de la lecture, ni le motif de la femme lisant, ni le décor du salon bourgeois. Cette coupure cherche à problématiser le rapport « illustratif » entre poésie et peinture, dont le lien apparent se voit comme suspendu par l’arrivée d’images toutes différentes. Mais le rapport entre photographies et tableaux est – s’il est possible – plus ténu encore. Les deux toiles de Fantin-Latour et les deux séries de Chlumsky (fig. 3a et 3b) s’opposent de toutes les manières imaginables – exception faite bien sûr de leur forte symétrie en termes de dispositif. Leurs différences concernent la couleur (couleur versus noir et blanc), le nombre (diptyque versus séries), le thème (lecture versus feu/mouvement), le style (réalisme versus abstraction), l’emplacement sur la page (image entourée d’inscriptions verbales versus images isolées, sans légende), le rapport au temps (pose versus action) et le format (« paysage » versus rectangle), notamment.

Force est toutefois de reconnaître que l’objectif d’une telle composition, où la tension entre les deux versions du tableau était censée se reproduire dans le passage de la première série photographique à la seconde, est resté opaque et que la préface qui essayait de poser les premiers jalons n’a guère réussi à dissiper les malentendus. La Lecture est sans doute parvenu à brouiller les pistes de l’illustration conventionnelle, mais il serait présomptueux d’en conclure que le recueil a su proposer une vraie alternative. En l’occurrence, les photos et les textes ont été lus les uns à côté des autres, non les uns par rapport aux autres.

 

Des écarts mesurés

 

Comme il n’est guère possible, économiquement parlant, de refaire un livre de poésie déjà publié, c’est dans une nouvelle œuvre qu’il a fallu essayer de chercher des solutions aux problèmes soulevés par les productions antérieures.

Ici, mais plus maintenant [22] est, au même titre que La Lecture, un recueil issu d’une image génératrice, il est vrai à grand retardement. Une photo de Walker Evans, vue dans l’exposition « Voici », de Thierry de Duve au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles en 2001 (fig. 4) [23], fut pour moi une révélation, mais dont le sens ne s’est précisé que beaucoup plus tard. Dans mon esprit, l’image d’Evans représente non pas la transfiguration du banal, la sublimation de la laideur ou encore le décloisonnement de l’art et du déchet, mais l’inversion d’une perspective visuelle : les détritus jetés sur le trottoir ou l’asphalte font surgir tout à coup l’idée du ciel constellé [24]. Pour tirer les véritables conséquences de ce regard, il m’a toutefois fallu un point de déclenchement verbal, à savoir la transformation du cliché « ici et maintenant » en une nouvelle formule, « ici, mais plus maintenant », qui m’aidait à relier le thème principal de mes autres textes récents (l’idée du vieillissement, la sensation de ne plus vraiment faire partie du monde) à l’imaginaire du ciel et de la terre (motif aussi banal que celui du temps qui passe, mais le mariage des lignes du temps et de l’espace garde pour moi un réel charme).

A l’instar de La Lecture, le recueil suivant continue le travail sur le dispositif – chose bien logique, puisque la structure en éventail avait généré de fausses attentes et qu’il était nécessaire de reprendre cette dimension de l’œuvre pour montrer que des réponses plus valables pouvaient s’obtenir à partir des mêmes données de base. Le livre se contente dès lors d’une maquette de couverture plus traditionnelle (fig. 5), pour se diviser ensuite en quatre parties, rigoureusement symétriques. Deux séquences photographiques de Milan Chlumksy, la première sur la lune, la seconde sur Vénus (fig. 6a et 6b), alternent avec deux séries de poèmes, portant sur des sujets comparables mais non tout à fait identiques, d’abord les échanges entre le haut (le firmament) et le bas (ce que foulent nos pieds), puis la reconnaissance d’un lieu fermé (une chambre d’hôtel), qui se prête à diverses correspondances avec l’espace alentour. L’un et l’autre de ces thèmes poétiques comme l’une et l’autre de ces suites photographiques font ressortir sans trop de difficultés l’impossibilité de faire coïncider « ici » et « maintenant » : en restant sur place, le temps ne cesse pas de s’écouler ; en se détachant un instant du flux temporel, c’est l’espace qui se transforme.

On voit se préciser l’écueil majeur d’Ici, mais plus maintenant : non pas la construction d’un réseau associatif entre parties totalement dissemblables (les liens entre textes et images ne sont plus énigmatiques), mais la menace d’un retour vers des mécanismes d’illustration presque surannés (car c’est bien le ciel nocturne, plus exactement le ciel nocturne « en mouvement », la caméra ayant bougé lors de la prise de vue, qui se répète d’une photographie à l’autre). L’intégration d’éléments non pareils est essentielle ici : sans eux, le rapport entre textes et images risquerait de redevenir platement illustratif (et peu importe, de nouveau, que ce soient les poèmes qui illustrent les photographies ou inversement).

En l’occurrence, les écarts se situent d’abord sur le plan des représentés : les photographies tendent vers l’abstraction, l’écriture multiplie les effets de réel. Les réflexions légèrement brouillées entre texte et image débouchent ainsi sur des mélanges concrets et matériels. Plutôt que d’illustrer les poèmes, les photographies laissent voir une écriture en action : les traces lumineuses de la lune et de Vénus se traduisent comme les mouvements d’une plume qui avance, s’arrête, revient en arrière, biffe, reprend, hésite, etc. La forte vectorialisation des images, qui invitent à une lecture de gauche à droite, accentue cette interprétation scripturale de la photographie. Et au lieu d’illustrer le concert des corps célestes, les textes se muent en formes visibles. Métamorphose que facilitent et leur brièveté (ils se font regarder en un seul coup d’œil, comme une photographie [25]) et le décalage du titre, placé en-dessous de chaque poème (en hommage bien sûr au chamboulement du haut et du bas, mais aussi en refus de toute approche linéaire du texte).

Il se crée ainsi des résonances qui, sans pour autant casser la structure habituelle de l’illustration, comme c’était le cas dans La Lecture, servent de tremplin à des modes de perception hybrides, le texte se faisant image, l’image s’offrant à lire comme texte. Ce type de montage, où se croisent les trois axes distingués au début de cette analyse (axe médiatique : comment se nouent deux types de signes ? – axe rhétorique : quels traitements leur fait-on subir pour produire quels types d’effet ? – et axe du dispositif : comment lier organisation du livre et lecture des textes et des images ?), produit un double résultat. D’une part, il évite de tomber dans les ornières d’une attaque frontale contre les règles millénaires de l’illustration, qui n’ont rien de répréhensible en elles-mêmes. D’autre part, il souligne la possibilité d’inventer quelques nouvelles structures dont il faut espérer qu’elles aussi donneront à penser.

 

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[22] J. Baetens, Ici, mais plus maintenant, Photographies de Milan Chlumsky, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2019.
[23] T. de Duve, Voici, 100 ans d’art contemporain (catalogue d’exposition), Gand/Paris, Ludion/Flammarion, 2001. La photo d’Evans y est reproduite (mais mal, car retournée de 180°), p. 92.
[24] Il n’est pas interdit de retrouver dans cette lecture un écho du Walden de Thoreau : « Le ciel est sous nos pieds tout autant que sur nos têtes » (Section : « L’étang en hiver »), H. D. Thoreau, Walden ou la vie dans les bois [1854], traduction de Louis Fabulet, Paris, NRF, 1922.
[25] Sur le rapport historique entre raccourcissement du poème et accentuation de sa dimension graphique, voir D.H.T. Scott, Sonnet Theory and Practice in Nineteenth-century France : Sonnets on the Sonnet, Hull, University of Hull, « Occasional papers in modern languages », 1977.