Dans mon travail poétique, la fonction de l’image est triple. A l’origine, l’élément visuel sert de générateur, quand bien même la version finale du livre l’efface. Les Cent ans et plus de bande dessinée (en vers et en poèmes) [16] transcrivent par exemple une « bibliothèque idéale », qu’un mélange de raisons théoriques (voir ci-dessus) et bassement pratiques (l’obstacle des autorisations à obtenir, tâche océanique où se noient les auteurs les mieux intentionnés) a laissée vierge d’illustrations, du moins à l’intérieur du livre. En second lieu, l’image m’aide à matérialiser une idée, pour ne pas dire un idéal de ce que je poursuis sur le plan du texte. Le genre d’images qu’il me plaît d’utiliser projette l’écriture sur une toile de fond régie par une série de valeurs qui ne sont pas forcément celles de la poésie contemporaine : ces images sont populaires (bande dessinée, roman-photo, cinéma, photographie), c’est-à-dire « lisibles » ; elles se veulent aussi réalistes, disons plus modestement reconnaissables (par quoi on retrouve évidemment l’exigence de lisibilité) ; et enfin elles sont souvent anonymes ou faites par des machines, ce qui en fait les représentants parfaits d’une écriture où le lecteur compte davantage que l’auteur (si le mot « je » subsiste dans ce que j’écris, il s’agit d’une forme qui désigne la personne qui s’approprie le texte, non celle qui l’a produit [17]). Enfin, troisièmement, le recours à l’image est aussi une manière de donner une structure au dispositif, en l’occurrence le livre. L’image en effet n’est pas seulement une partie de l’œuvre qui se positionne d’une certaine façon par rapport à l’écrit, elle est avant tout une donnée matérielle à placer dans les pages d’un volume et, ce faisant, elle contribue à une architecture d’ensemble.
La Lecture [18] est un recueil où convergent la plupart de ces interrogations. Il est la tentative de donner forme à une fascination, celle du tableau éponyme d’Henri Fantin-Latour, qui représente deux femmes assises dans un salon, dont l’une lit (à voix haute ?) et l’autre écoute (ou rêve, si la lecture est silencieuse – on n’en sait rien). La scène est typique du dernier tiers du XIXe siècle [19], et le titre n’ajoute pas grand-chose à la lecture du tableau. Il se contente de nommer ce qui est peint, tout en rappelant que l’essentiel est bien là. La force presque hypnotique de ce tableau tient à trois caractéristiques.
La première est l’idée de la lecture féminine, et du lien entre lecture et méditation ou rêverie. Pour un auteur qui attache un grand prix à la dépersonnalisation de la voix, par quoi il ne faut pas entendre une perte de subjectivité ou de lyrisme mais le refus d’ancrer la charge émotive du texte dans le « je » du signataire, c’est une occasion de choix pour explorer la libre migration des voix. Dans La Lecture, je n’ai pas essayé de retrouver ce que lisent ces deux femmes (la réduction du texte à un simple jeu de taches chromatiques fait partie des lois du genre), mais au contraire d’imaginer la situation qui est la leur au moment précis que capte la peinture.
En second lieu, le traitement du livre et du texte en pur objet pictural reflète l’effort de donner plus de place aux propriétés visuelles du pavé imprimé. Certes, les poèmes dans La Lecture ne sont ni des calligrammes, ni des idéogrammes, mais leurs aspects visuels comptent : la tension entre mots longs et mots courts, la longueur relative des vers ou encore le rythme global qui se dégage du contour des lignes. Ce genre de rapports et d’échanges entre visible et lisible dépasse l’illustration proprement dite, mais affiche clairement l’importance de la dimension rhétorique, quand elle s’applique simultanément à l’écriture peinte (où les mots ne sont pas lisibles) et au texte des poèmes (dont la part visuelle émerge d’autant mieux qu’on perçoit la symétrie du jeu sur le texte et l’image).
Enfin, le tableau de Fantin-Latour est une œuvre qui existe en deux versions : la première, datant de 1870, est conservée au Musée Gulbenkian de Lisbonne ; la seconde, de 1877, au Musée des Beaux-Arts de Lyon (fig. 1a et 1b) [20]. Le choc de leur confrontation était d’autant plus grand qu’au moment de ma découverte du tableau en France, j’ignorais qu’il existait un « double » de la toile que j’avais déjà admirée plusieurs fois au Portugal. Cela dit, la surprise tient aussi aux divers écarts entre les représentations : les deux femmes ne sont pas les mêmes dans les deux tableaux (celle qui lit change, celle qui écoute et rêve est la même) ; la mise en scène varie considérablement (les deux femmes changent de place, le décor encore très bourgeois dans la toile de 1870 – d’ailleurs souvent reproduite avec son cadre doré richement agrémenté – se fait presque janséniste dans celle de 1877) ; et pour le non-spécialiste en histoire de l’art que je suis, le style du peintre semble changer également [21].
Répétition versus disjonction
Une fois le projet lancé, restait la question de l’organisation du dispositif : montrer ou non l’œuvre de Fantin-Latour ? Et si oui, comment le faire ? Comme la distance entre poèmes et tableaux était suffisamment grande pour éviter d’emblée toute confusion quant au statut d’une éventuelle image, impossible à lire sous l’angle ekphrastique (le texte étant le prolongement de la toile) ou illustratif (la toile étant alors une pièce décorative du texte), la décision d’inclure l’œuvre de Fantin-Latour était facile à prendre.
Mais comment s’y prendre de manière concrète ? La première décision touchait à l’emplacement des images des tableaux, qu’on retrouve non pas à l’intérieur du livre, mais en couverture (fig. 2). L’effet de cette « promotion » est paradoxal, mais fortement voulu : d’une part, il désigne le tableau de Fantin-Latour comme seuil, c’est-à-dire comme origine du texte, ce qui est une façon de le mettre en avant ; d’autre part, l’insertion paratextuelle de cette œuvre l’exclut également du texte proprement dit, ce qui est une manière de la ternir en marge, ou, si l’on préfère, de la reléguer au statut d’illustration, au sens conventionnel du terme. Il se crée ainsi un équilibre instable entre l’intérieur et l’extérieur, qui n’est pas sans rappeler l’ambivalence du supplément derridien : le tableau, qui est une œuvre (un texte), sert de cadre (c’est-à-dire de paratexte) aux poèmes, lesquels constituent l’œuvre proprement (?) dite, mais une œuvre dont le noyau et l’origine se donnent à voir à l’extérieur du centre.
Une seconde décision était liée à l’ordre d’apparition des deux versions du tableau, qui se voit ici inversée. Le remake du tableau se trouve en première de couverture, tandis que la version originale est reportée au dos du volume. Quand bien même les questions de goût ne sont jamais à exclure – oui, la version ultérieure de la toile me touche davantage que la première –, la raison essentielle de cet échange tient ici au dispositif. L’ordre choisi reste en partie arbitraire, mais la disposition symétrique des deux images en première et quatrième de couverture tend à produire un effet de parenthèse – les deux couvertures « embrassant » le texte à l’intérieur – et transforme le parcours linéaire du volume, rehaussé par l’usage des folios, en une structure plus spatiale, sous forme d’éventail ou d’entonnoir, à parcourir dans les deux sens, sur le mode d’une peinture, là où le tableau lui-même se trouve fortement vectorialisé par le passage du personnage « passif » à gauche au personnage « actif » à droite.
[16] J. Baetens, Cent ans et plus de bande dessinée (en vers et en poèmes), Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2007.
[17] Comme le dit si justement Paul Valéry : « Créateur est celui qui fait créer » (P. Valéry, « La création artistique », conférence prononcée en 1928 devant la Société française de philosophie, dans Œuvres complètes 2, Paris, Livre de poche, 2016, p. 875).
[18] J. Baetens, La Lecture, Photographies de Milan Chlumsky, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2017.
[19] Voir K. Brown, Women Readers in French Painting 1870-1890: A Space for the Imagination, Londres, Routledge, 2012.
[20] Le dédoublement du tableau n’est du reste pas toujours signalé de manière très franche, comme on peut s’en rendre compte à l’aide de ces deux pages, respectivement de Wikipédia (en ligne) et de Wikimédia (en ligne).
[21] Je continue à regretter que lors de la grande – et très belle – rétrospective de l’artiste au musée du Luxembourg (« Fantin-Latour. A fleur de peau », 14 sept. 2016-12 févr. 2017) on n’ait pas davantage essayé de mettre en valeur la « symétrie bougée » de La Lecture.