(b) Axe rhétorique
Le second axe, que l’on pourrait, mais avec grande prudence, nommer rhétorique, se penche sur les opérations que l’élément qui illustre applique à l’élément illustré. Depuis la Rhétorique générale du Groupe Mu [7], ces techniques sont classées en quatre groupes : adjonction, suppression, substitution et permutation. Au-delà de ces mécanismes fondamentaux, on doit s’interroger sur le rapport global entre élément illustrant et élément illustré qui résulte de leur mise en écho ; ce rapport oscille entre deux extrêmes, qu’en d’autres contextes on appellerait fidélité ou appropriation (de nouveau, s’il est permis de réduire une gamme de pratiques très hétérogènes à une antithèse élémentaire). C’est ainsi que les romans d’Anthony Trollope, romancier concurrent de Dickens, se sont vus illustrés par d’excellents artistes dont John Everett Millais ; mais le sens même de cette collaboration a fait l’objet de multiples débats, l’auteur se sentant parfois trahi par son illustrateur, certains critiques contemporains étant nettement plus positifs, d’autres en revanche plus réticents [8]. Le cas de Tom Phillips, qui « illustre » l’exemplaire d’un roman victorien oublié, trouvé chez un libraire d’occasion, en superposant des images au texte qui se voit ainsi à la fois raturé et recréé [9], est un exemple de fidélité activement recherchée, où suite à l’intervention illustrative texte et image sont censés produire le même message.
L’intérêt de l’axe rhétorique est entre autres d’ouvrir une brèche entre les pôles de l’allègement et de l’alourdissement signalés par Roland Barthes et d’attirer l’attention sur la valeur, mais aussi la grande résistance, d’une esthétique de la fidélité. L’un des lieux communs des lectures de l’illustration – et de l’adaptation en général – est la méfiance à l’égard de la fidélité, qui suppose à tort que l’obtention d’un effet de fidélité est une solution de facilité qui dispense l’illustrateur de tout effort d’invention, voire l’en empêche. En pratique, les choses sont un peu moins simples.
(c) Axe du dispositif
Un troisième axe est celui du dispositif, par lequel s’entend la manière dont les pratiques illustratives se définissent par rapport au lieu matériel qui les accueille – dans le domaine des études littéraires, c’est généralement le livre, mais il serait imprudent de considérer tel dispositif comme essentiel ou privilégié. L’ouvrage trop peu connu de Laurent Busine, Raymond Roussel. Contemplator enim [10], qui propose une lecture des Nouvelles Impressions d’Afrique, contient ainsi une très subtile analyse des 59 illustrations d’Henri-Achille Zo. Longtemps tenues pour dénuées de tout intérêt, si ce n’est indignes d’un texte hautement expérimental, les gravures « banales » de Zo, faites non pas à partir du texte mais « exécutées sur commande, par l’intermédiaire d’une agence de publicité privée, sans que Roussel ait eu de rapports directs avec l’artiste » [11], n’ont cessé d’intriguer tous les amateurs de Roussel.
L’interaction des trois axes apparaît ici de manière très nette. Dans les Nouvelles Impressions d’Afrique on a affaire à une construction où, grâce au dispositif choisi et à la convergence de certaines opérations rhétoriques, le lecteur bascule tout à coup de la non-illustration à la pure juxtaposition, pour finir par un traitement de l’image qui glisse peu à peu vers une forme d’intrication aussi solide que celle de la fusion. La première édition du volume se présentait en effet d’une manière singulière, avec des cahiers non coupés qui permettaient d’avoir accès à la totalité du texte sans même se rendre compte qu’il y avait des illustrations à l’intérieur des cahiers à couper. Une fois toutes les pages du volume disponibles, recto aussi bien que verso, une tout autre œuvre se manifestait à l’attention, non comme réponse à une question soulevée dans la partie verbale – puisque cette dernière n’avait nullement besoin des images pour se faire lire –, mais comme tremplin vers une série de nouvelles interrogations, le rapport entre texte et image laissant en effet le lecteur plus que perplexe.
Le mystère apparent des illustrations de Zo – que montrent-elles ? comment se rattachent-elles au texte ? pourquoi sont-elles là ? que sont-elles censées produire en termes de lecture ? – et l’étonnement non moins persistant qui en résulte, sont le point de départ de l’analyse de Laurent Busine, qui possède son propre dispositif, avec en fausses pages, 59 pages durant, les illustrations de Zo, cette fois-ci légendées par les indications fournies par Raymond Roussel à l’agence de publicité, et en belles pages, le commentaire moderne. Le critique est attentif à chacune des images prises isolément, mais se montre plus sensible encore à des connexions plus globales au niveau du dispositif. Ainsi par exemple des similitudes entre les quatre chants, différents par le ton et la forme, du texte de Roussel et les principes d’organisation des illustrations, de prime abord tout aussi neutres et insignifiantes les unes que les autres, qui correspondent à l’organisation du poème. Ainsi également du rapprochement entre le fameux « procédé » de Roussel – au fond une variation sur la rime et la paronomase –, et des calembours visuels expliquant le passage d’une vignette à l’autre : par exemple le saut, apparemment gratuit, du numéro 47 (« Un homme attablé devant un couvert mis et lisant l’étiquette d’une fiole de pharmacie ») au numéro 48 (« Paysage nocturne. Ciel très étoilé avec un mince croissant de lune. Pas de personnages ».). Comme le note Busine :
Il n’est pas question ici de jouer sur des mots mais sur des signes graphiques qui forment une image. L’arrondi de la bouche de l’homme à l’expression joyeuse se retrouve dans celui du mince croissant de lune ; l’éclat des pièces dans la brillance des étoiles [12].
Ce genre de mises en rapport, qui soulèvent des questions médiatiques en même temps que rhétoriques, me parait impossible à discuter sans prendre en considération le niveau du dispositif. L’essentiel, toutefois, est le va-et-vient entre les trois perspectives retenues : la manière dont texte et images se rejoignent ou au contraire se disjoignent (axe médiatique), les opérations techniques lisibles dans le texte et dans l’image (axe rhétorique) et l’arrimage de ces manœuvres à une structure d’ensemble qui dépasse et le texte et l’image (axe du dispositif).
Le saut difficile de la théorie à la pratique
J’aimerais maintenant, en une sorte de contrepoint pratique, examiner certains de ces propos à partir de ma collaboration avec le photographe tchèque Milan Chlumsky [13], co-auteur de trois livres qui mélangent diversement textes et images [14]. Chacun de ces livres est né d’une série de questions plus générales sur l’interaction entre l’écriture et un ensemble de sources visuelles, dont les enjeux évoluent d’une expérience à l’autre. J’espère que le lecteur me pardonnera le côté narcissique de l’argumentation, que j’ai essayé d’extraire de leur fond trop personnel ou subjectif.
En général, l’image a toujours joué un rôle clé dans mon travail, de manière à la fois positive et négative. D’un côté, l’écriture y découle souvent d’une image – et je reviendrai tout de suite sur quelques détails de cette genèse. De l’autre, la conscience des pièges de l’illustration traditionnelle, qui soit mange les mots (c’est le sens du cri de cœur de Gustave Flaubert : « Toute illustration en général m’exaspère – à plus forte raison quand il s’agit de mes œuvres : – et de mon vivant, on n’en fera pas – dixi » [15]), soit sacrifie l’image au profit du seul texte (c’était l’impression ressentie par Zo, qui se sentait abusé par les cachotteries d’un commanditaire qui l’empêchait de donner le meilleur de lui-même), m’a toujours poussé à la plus extrême prudence quant à l’emploi d’images concrètes, c’est-à-dire montrées à côté du texte dans le livre. Beaucoup de mes couvertures sont purement typographiques. J’évite tant que faire se peut le vis-à-vis direct du visible et du lisible, mauvais rappel de ce que la poésie ekphrastique pourrait avoir de trop scolaire. A plusieurs moments, enfin, j’ai sacrifié en dernière minute des images pourtant prévues (et dans bien des cas fortement souhaitées !).
[7] Groupe Mu, Rhétorique générale, Paris, Larousse, 1970. Voir aussi, Rhétorique de la poésie, Bruxelles, Editions Complexe, 1977, et Traité du signe visuel, Paris, Seuil, 1992.
[8] Pour plus de détails, voir D. Skilton, « Trollope and Millais: Words and Images that Illutrate Each Other », dans Art and Science in Word and Image, sous la direction de K. Williams, S. Aymes, J. Baetens and C. Murray, Leiden, Brill, 2019, pp. 283-294. Le romancier graphique Simon Grennan a proposé une nouvelle façon d’illustrer Trollope dans son adaptation de John Caldigate (1879), voir : Courir deux lièvres, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2014.
[9] T. Phillips, A Humument. A treated Victorian Novel, [1970], Londres, Thames & Hudson, 2016.
[10] L. Busine, Raymond Roussel. Contemplator enim, Bruxelles, La Lettre volée, 1995. Pour plus de détails sur l’art de l’effacement comme geste créateur, voir M. Delville et M. A. Caws, Undoing Art, Macerata, Quodlibet, 2016.
[11] Ibid., p. 11. Les détails de cette genèse sont donnés par Michel Leiris dans Roussel & Co., édition établie par J. Jamin avec A. Le Brun, Paris, Fata Morgana/Fayard, 1998.
[12] L. Busine, Raymond Roussel. Contemplator enim, Op. cit., p. 99.
[13] Pour un aperçu de l’ensemble de cette collaboration, voir PHLIT. Répertoire de photolittérature ancienne et contemporaine, sous la direction de J.-P. Montier (en ligne. Consulté le 7 mai 2021).
[14] Mon travail à quatre mains avec le graveur sur bois Olivier Deprez est « illustré » (sic) dans le cahier de création de ce numéro.
[15] G. Flaubert, Lettre à Georges Charpentier, 16 février 1879, dans Correspondance, tome V, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2007, pp. 542-543.