Le livre d’artiste, une création en miroir – Interactions entre peintre et poète
Entretien avec Michel Mousseau

- Marianne Simon-Oikawa
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M. Etienne et M. Mousseau,
Présences, 2014

M. Etienne et M. Mousseau,
Présences, 2014

Marie Etienne : Malgré ma toute première publication, une plaquette de sept pages à couverture de bois enveloppée d’un long tissu, qu’un ami peintre, Gaston Planet, conçut, peignit et édita, j’ai rarement collaboré avec des plasticiens. Lorsque Michel Mousseau m’a invitée chez lui pour le projet d’un livre, je dois dire tout d’abord que j’ai aimé l’endroit, qui était, autrefois, une menuiserie. Un lieu renseigne sur qui l’occupe ; sur les prémisses d’une œuvre quand l’habitant est un artiste. Dans celui de Michel, sitôt entrée je me suis sentie bien, parce qu’accueillie, mais pas seulement. Y règnent à la fois la liberté, la réflexion, l’attachement pour les objets et leur agencement. Les tables tantôt vastes et tantôt délicates sont occupées par des crayons en nombre impressionnant, alignés, bien taillés, de grandes feuilles de beaux papiers ; le canapé est rouge, sa forme est alanguie, il tend ses bras aux visiteurs car situé près de la porte. L’atelier est un lieu de travail, il ne cherche pas à être beau, il l’est, spontanément. Le jour de ma visite, les éditeurs, Bernadette et Philippe Coquelet, étaient déjà présents, ils discutaient papier, nombre de pages et emboîtage. Michel alors a commencé à me montrer de grands dessins que je n’avais d’abord pas vus, exposés dans des cadres et posés sur le sol, puis il en a déployé d’autres, qui se trouvaient dans des cartons, il les sortait, il racontait : comment ils étaient nés, de quelles promenades et dans quelle région. Sans même y réfléchir je me trouvai à ses côtés dans la forêt parmi les arbres ou la clairière qu’il arpentait. Il y avait de la lumière, celle qui traverse les frondaisons, de grandes taches sombres, de l’inquiétude et de la paix, une jubilation et un acharnement. Le soir même en rentrant j’écrivis quelques pages qui ressemblaient à un poème.

 

 

 

Michel Mousseau : Voici maintenant Simples merveilles avec le poète Eric Sarner que j’ai rencontré en 2004, au Marché de la Poésie. Il m’a offert un de ses livres, Sugar [9], sur la boxe. Ça m’a beaucoup plu, et le rapport humain a été chaleureux. J’ai proposé à Bernard Dumerchez, l’éditeur, une forme originale pour le livre en insistant sur un alignement central de l’ensemble. Je voulais obtenir une espèce de circulation linéaire, en faisant courir délicatement les caractères typo sur une ligne médiane des pages plutôt qu’en haut et en bas, centrer aussi les textes manuscrits et les gouaches. Il a fallu deux ans pour commencer cet ouvrage. Eric m’a apporté des tapuscrits dans lesquels j’ai choisi sept textes, liés par le récit d’un moment, d’une circonstance particulière de la vie. L’instant est comme une marque du destin. Le premier texte, c’est l’histoire de Simonide de Céos qui vient de quitter le palais où il a lu un poème au cours d’une fête. On le rappelle en disant : revenez vite, le palais s’est effondré, un séisme. Les dalles recouvraient les corps que plus personne ne reconnaissait. Lui seul put les identifier grâce au plan de table qu’il avait gardé en mémoire. Il y a Guillaume de Roussillon qui fait manger à sa chère et tendre le cœur de son amant. Ou, très émouvant :

 

Il y eut un instant avant l’heure où
le pianiste George Shearing, aveugle de naissance,
s’apprêtait à traverser Madison Avenue
au niveau de la 55e East.
En réalité, il attendait que quelqu’un lui propose
de l’aider à franchir l’avenue.
Au bord du trottoir, il sentit une main sur son épaule
Pardon, je suis non-voyant, pourriez-vous
me faire traverser, je vous prie ?
Ce que George fit.
En racontant l’histoire aux amis,
il avoua que jamais
il n’avait connu une telle émotion. 

 

Si le premier texte de ce livre évoque l’invention de l’Art de la mémoire, il se termine par ce que je considère comme un art poétique :

 

Il y a cet instant juste avant l’heure où
j’écris ici,
pour rien,
un petit matin.
Fraîcheur d’une plaine stoïque, le dedans d’un désir,
là, oui, j’écris,
pour rien,
pour le moindre verbe,
comme Marcher,
Courir,
Lutter,
Pousser,
Tenir…
Qui nous garderait vivants.

 

La gouache, forme et couleur, qui accompagne ce dernier texte m’a été inspirée par la sortie de la Death Valley. En quittant ces rochers arides et inhospitaliers en Californie, on traverse alors des collines très féminines d’un vert délicat et magnifique, « une plaine stoïque ». Ce que je fais peut avoir l’air très abstrait peut-être, mais je suis toujours proche des choses et des gens qui m’entourent.

 

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[9] E. Sarner, Sugar, Dumerchez, « Double hache », 2001.