Illustrer la lune. Un exemple de divulgation
d’un corpus d’images scientifiques dans
la presse de vulgarisation (XIXe siècle)
- Laurence Guignard
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Fig. 13 . « Cratères artificiels
de Bergeron », 1882
Fig. 14. L. Poyet, « Le grand équatorial
de l’Observatoire de Paris », 1883
La Nature : rendre compte d’une actualité scientifique ?
On le sait, la presse de vulgarisation subit de fortes évolutions dans la seconde moitié du XIXe siècle, on entre alors dans une seconde génération qui voit émerger de nouvelles parutions plus spécialisées, à forte diffusion. La Nature est emblématique de cet avènement d’une presse de vulgarisation de masse professionnalisée [24]. Ce périodique, publié par l’éditeur scientifique Masson, est dirigé par Gaston Tissandier qui se positionne clairement en vulgarisateur professionnel et, dans ce cadre, noue des relations privilégiées avec les savants. De plus, Tissandier est particulièrement attaché à l’iconographie comme c’était déjà le cas du Magasin pittoresque, mais avec des moyens techniques neufs. Il développe notamment l’héliographie, dont il assure la promotion, et parvient ainsi à rendre compte du programme de photographie lunaire mené par l’Observatoire de Paris à partir de 1883 [25]. Ces publications scientifiques sont ainsi le fruit d’une double performance technique : celle de la réalisation d’images photographiques au gélatino-bromure d’argent, par les astronomes de l’Observatoire équipés de puissants instruments astrophotographiques, mais aussi celle de leur reproduction, prise en charge par les éditeurs, grâce à la gravure et l’héliogravure, qui permettent de forts gains de précision et de réalisme.
L’analyse de la série des illustrations montre que c’est l’innovation visuelle qui détermine les choix iconographiques du périodique. Celui-ci focalise son attention sur l’actualité scientifique, avec d’ailleurs beaucoup d’à-propos, et proscrit anciennes images et réitérations. Il reste ainsi en phase avec une production visuelle en renouvellement rapide entre 1883 et la fin du siècle.
Les premières traces d’intérêt lunaire datent de 1882. La Nature publie alors des images des reliefs de Jules Bergeron, un ingénieur amateur d’astronomie qui expérimente en laboratoire les mécanismes de formation des cratères lunaires (fig. 13). Elles traduisent l’intérêt déjà évoqué pour les détails et, c’est plus neuf, pour l’activité géologique de la lune qui permet désormais d’envisager la surface lunaire dans une dynamique.
La profusion de ce type de doctrines multiformes, issues notamment des milieux amateurs, qui atteignent parfois une divulgation massive comme c’est le cas ici. Le domaine est en efet largement ouvert au débat, qu’il s’agisse des canaux de Mars et de la vie extraterrestre (qui pour certains concerne aussi la lune), ou de la transmigration des âmes qui selon Camille Flammarion s’effectue dans les planètes [26]. Ces questions agitent considérablement les esprits et débordent très largement les positions des astronomes professionnels. L’imagerie photographique développée par l’Observatoire de Paris et relayée par la presse est ainsi une manière de contenir ces débats en produisant des savoirs d’autorité. L’illustration de La Nature traduit ce virage puisque l’immense majorité des images publiées après 1883 provient d’observatoires professionnels qui initient un programme astrophotographique fort, soutenu par une instrumentation sophistiquée. L’Observatoire de Paris est pionnier en ce domaine, mais l’internationalisation des sciences, en cours à la fin du XIXe siècle, induit également une forte concurrence internationale qui diversifie les sources possibles d’images.
En 1883, un nouveau cycle de publication d’images lunaires s’amorce pour s’achever en 1900. En l’espace d’une quinzaine d’années, La Nature publie une série d’images astronomiques liées au projet d’Atlas photographique de la Lune, dont la parution s’étale par fascicules de 1896 à 1910, anticipant fréquemment la parution de l’Atlas. La documentation illustrée porte sur les images réalisées, mais aussi sur les moyens de leur production. On trouve ainsi des représentations des télescopes monumentaux qui prennent place notamment à l’Observatoire de Paris, dont la mise en scène stimule l’attente des images qu’ils permettront de produire. La première trace de ce reportage au long cours est une gravure de 1883, réalisée par le graveur habituel de La Nature, Louis Poyet, qui figure le grand équatorial coudé de l’Observatoire de Paris : un télescope pionnier à forte puissance optique, équipé d’un mécanisme qui permet de suivre la trajectoire de la lune, ainsi que d’un appareil de photographie au gélatino-bromure d’argent. Il s’est dépouillé de la traditionnelle coupole, malcommode compte tenu de la taille de l’instrument, pour réserver à l’observateur une pièce confortable et, au télescope, un abri coulissant qu’on aperçoit sur la droite de l’image (fig. 14).
La partie optique de l’instrument (notamment le miroir parabolique) est fabriquée par les frères Paul et Prosper Henry, opticiens puis photographes de l’Observatoire, qui signeront certains articles de La Nature. Ils sont les héros de cette épopée lunaire. Paul Henry devient en 1884 le responsable du nouveau service de photographie astronomique, à l’origine des photographies du ciel. Les frères Henry sont également les constructeurs d’un télescope équatorial photographique (fig. 15), destiné au projet « Carte du ciel », qui fait l’objet d’une livraison de La Nature en 1886. Celle-ci associe une image de l’instrument à deux résultats : une photographie des étoiles et une première image lunaire prise à l’équatorial coudé en 1884 (fig. 16). L’image est reproduite par héliographie, reproduction tramée d’une photographie sans intervention de la main de l’artiste, qui vient renforcer l’effet de réalité mimétique de l’impression sur papier sensible [27]. On se trouve là à l’avant-garde de l’image illustrée dans la presse, même si le format (un quart de page) reste modeste.
Les publications suivantes paraissent hésiter du point de vue des choix techniques car, si La Nature assure la promotion de l’héliographie, le périodique dispose parallèlement de spécialistes de la gravure en fac-similé qui produisent de très beaux résultats. Celle-ci s’avère en outre très adaptée à la représentation de la gamme chromatique de la surface lunaire. Pour ces raisons, l’héliographie ne s’impose pas en cette matière.
[24] M.-L. Aurenche, « La presse de vulgarisation ou la médiatisation des savoirs », dans D. Kalifa, P. Régnier, M.-E. Thérenty, A. Vaillant (dir.), La Civilisation du journal – Histoire culturelle et littéraire de la presse française, Paris, Nouveaux mondes éditions, 2011, p. 383-415 ; A. Rasmussen, B. Bensaude Vincent, La science populaire dans la presse et l’édition XIXe et XXe siècles, Paris, CNRS éditions, « Histoire », 1997. Sur l’illustration dans La Nature, voir ici même A. Hohnsbein, « Les merveilles de La Nature : illustration et vulgarisation scientifique dans la seconde moitié du XIXe siècle » ; La science en mouvement : la presse de vulgarisation scientifique au prisme des dispositifs optiques (1851-1903), thèse dirigée par Christine Planté soutenue à l’Université Lumière (Lyon), le 5 décembre 2016.
[25] G. Tissandier, L’Héliogravure, son histoire et ses procédés, ses applications à l’imprimerie et à la librairie [conférence prononcée au Cercle de la Librairie le vendredi 24 avril 1874], Paris, imp. Pillet et fils ainé, 1874, cité par L. Meizel, Inventer le livre illustré par la photographie en France (1867-1897), thèse dirigée par Michel Poivert, soutenue à l’Université de Paris I le 17 novembre 2017, p. 40.
[26] Voir M. J. Crowe, The Extraterrestrial Life Debate 1750-1900: The Idea of Plurality of Worlds from Kant to Lowell, Cambridge, Cambridge University Press, 1986 ; E. Courant, Poésie et cosmologie dans la seconde moitié du XIXe siècle. Nouvelle mythologie de la nuit à l’ère du positivisme, thèse dirigée par Isabelle Pantin et Hugues Marchal, soutenue à l’Ecole normale supérieure le 11 juin 2018.
[27] Sur les effets mimétiques de l’image naturaliste, et, au-delà, sur l’objectivité des images scientifiques, déterminants dans l’histoire des images lunaire, la bibliographie est immense et dépasse le cadre de cet article. Mentionnons néanmoins les travaux de L. Daston et P. Galison, Objectivité, Les prairies ordinaires, Paris, 2015 ; L. Daston et E. Lunbeck (dir.), History of scientific observation, Chicago London, 2011 ; C. Guichard, « “D’après nature” ou “choses vues” ? Autorité et vérité de l’image scientifique au XVIIIe siècle » dans D. Dubuisson et S. Raux (dir.), A perte de vue. Les nouveaux paradigmes du visuel, Dijon, Les Presses du réel, 2015.