Illustrer la lune. Un exemple de divulgation
d’un corpus d’images scientifiques dans
la presse de vulgarisation (XIXe siècle)

- Laurence Guignard
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Fig. 17. H. Thiriat, « Fac similé d’une
photographie lunaire... », 1890

Fig. 20. « Fac similé d’une photographie
lunaire... », 1890

Fig. 22. H. Thiriat, « Fac-similé d’une
portion d’agrandissement photographique »,
1895

Fig. 23. M. Loewy et P. Puiseux,
« Photographie lunaire... », 1896

Fig. 25a. L. Rudaux, « Les paysages
de la Lune », 1912

L’image de l’observatoire du Mont Hamilton en Californie, publiée en 1889 (fig. 17), est ainsi une gravure réalisée d’après photographie, par Henri Thiriat, associée au commentaire suivant : « Les reliefs de notre satellite sont venus avec beaucoup de netteté et notre graveur a reproduit avec une fidélité parfaite tous les détails de la photographie » [28]. L’image demeure malgré tout assez imprécise, en raison de la qualité de la photographie initiale. La nouveauté tient à la phase décroissante de la lune moins bien connue que les phases croissantes. De ce point de vue, l’image de l’Observatoire de Paris prise dix ans plus tard, en 1899, est un succès technique, car le dernier croissant n’avait jamais été enregistré avec autant de précision (fig. 18 ). Il permettra la réalisation de nombreux agrandissements photographiques de régions lunaires mal connues.

Sur l’ensemble de la série, les images retenues par La Nature sont d’une part des portraits, tels que ceux que l’on vient d’aborder, et de l’autre des fragments, deux formes visuelles qui franchissent toutes deux la frontière technologique de la photographie. A côté des portraits qui héritent d’une tradition naturaliste pluricentenaire, les images de fragment entérinent le rapprochement visuel que sont en train d’opérer les grands instruments, au fil des six mille plaques photographiques réalisées à l’Observatoire de Paris. Ils évoquent ceux que Bulard avait dessinés, sans cependant atteindre un rapprochement aussi important, mais le procédé de saisie photographique leur apporte un surcroît de réalité.

La livraison du 23 avril 1887, au plus près chronologiquement des réalisations savantes puisque les images originales datent de 1886, propose ainsi un article sur le début du projet de cartographie du ciel accompagné de quatre images lunaires de fragment, de belle facture : des « fac-similés des photographies de la Lune obtenues par MM. Paul et Prosper Henry à l’Observatoire de Paris » (fig. 19 ). La signature qui se trouve au bas des gravures est sans doute celle d’Henri Thiriat (« HT sc » pour sculpsit). Le traitement des blancs, la finesse de la gravure, rapprochent l’image gravée de l’image photographique d’origine, non tramée, avec paradoxalement davantage de fidélité qu’une reproduction héliographique.

La Nature publie de même, en 1890 puis en 1893, des résultats du travail des frères Henry (figs. 20 et 21 ), mais l’image la plus éclatante est celle qui paraît en 1895, juste avant le fascicule savant de 1896 [29]. Il s’agit d’une vue rapprochée d’un sol lunaire martelé par une série de cratères. On trouve dans l’Atlas lunaire photographique une image très similaire (mais non identique) – les mêmes cratères sous un éclairage différent (figs. 22 et 23) – dont la comparaison met en évidence le travail d’illustration et de gravure : le recadrage a permis d’agrandir la taille relative des cratères principaux et de renforcer l’effet de rapprochement de la surface lunaire. C’est seulement avec la dernière image photographique reproduite en héliographie en 1900 (fig. 24 ) que l’on atteint un rapprochement et une échelle comparables aux gravures de Bulard, pour montrer les cirques Clavius et Scheiner qui, situés près du limbe, offrent une légère perspective.

Si les parutions des fascicules de l’Atlas lunaire se poursuivent jusqu’en 1910, les images de vulgarisation disparaissent après 1900 (ce sont les éclipses qui, en astronomie, retiennent alors l’attention) confirmant que c’est bien la nouveauté, et non l’actualité de travaux scientifiques en cours, qui motive le choix de publier.

La Nature reste cependant attentive aux évolutions. En 1912, le périodique publie une ultime innovation visuelle, avec un discernement d’autant plus remarquable que ces nouvelles images proviennent d’un tissu savant fort différent. En effet, avec Lucien Rudaux, on se trouve à la marge de la discipline professionnelle, au contact des amateurs et des artistes, illustrateurs et vulgarisateurs – Rudaux travaille comme illustrateur pour La Nature depuis 1904, ce qui explique le contact.

Il a fallu ce double déplacement, disciplinaire (art/science) et sociologique (professionnels/amateurs), pour permettre d’appliquer à l’espace lunaire la matrice visuelle classique en Occident qu’est le paysage. Avec ses paysages lunaires (fig. 25a, b  et c ), l’astronome amateur Lucien Rudaux propose un programme iconographique neuf dans l’imagerie scientifique et dans l’illustration [30] : il s’agit de vues en perspective, à l’échelle du regard humain, horizontalisées, mais aussi respectueuses des données scientifiques et notamment des mesures des reliefs lunaires, comme l’indique la coupe topographique qui restitue le profil d’un cratère (fig. 25c ), auquel l’artiste ajoute un ciel noir sans étoiles puisque celles-ci sont invisibles sous la lumière crue du soleil.

A la différence des cartes, des portraits ou des fragments, ces images divulguées en 1912 donnent à voir l’espace lunaire à hauteur de perception humaine : une « vue idéale du Mur-Droit » vu d’en bas, et le bord d’une « grande crevasse » vu d’en haut, qui évoquent fortement les falaises de bord de mer du Cotentin natal de Rudaux (fig. 25a et c ), mais aussi des paysages bien plus ouverts et bas que ce que l’on avait imaginé jusque-là (fig. 25b ). Elles les inscrivent de cette manière dans la continuité des paysages terrestres. Elles sont en outre, parce qu’elles utilisent la perspective, des images pénétrables par l’imagination qui permettent d’affiner la perception et, en ce sens, l’appropriation d’un territoire extraterrestre [31].

L’illustration de la lune montre que la presse de vulgarisation est, en astronomie, un lieu de publication d’images scientifiques pionnières, rendant compte pratiquement en temps réel d’une dimension du monde neuf que les savants mettent au jour.

Elle est en outre capable de juxtaposer différents corpus émanant d’amateurs, de professionnels ou d’artistes et ainsi de créer de la nouveauté. Le dernier cycle de l’imagerie lunaire pris en charge par la presse de vulgarisation entre 1833 et 1912, et particulièrement la dernière étape contemporaine du programme d’astrophotographie lunaire de l’Observatoire de Paris, est emblématique de cette fonction de l’illustration de vulgarisation astronomique. L’Illustration puis La Nature parviennent à mettre à disposition du public des images astronomiques capable de rendre compte d’un spectre très large de la production visuelle suivant une politique rigoureuse de recherche de la nouveauté. Les périodiques prennent acte des efforts menés par les observatoires astronomiques professionnels, dont les innovations techniques sont majeures dans le domaine de l’astrophotographie, tout autant que du travail de Lucien Rudaux qui se situe au contact d’activités différentes, astronome amateur, artiste mais aussi vulgarisateur et illustrateur. Rudaux caractérise cet abord diversifié de l’image et de la réalité lunaire qui, à l’instar de Galilée qui fut aussi un savant et un peintre, a permis, entre art et science, de renouveler le regard porté sur les objets célestes, et, pour un large public, de doter la lune d’un paysage.

 

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[28] « Fac similé d’une photographie lunaire obtenue à l’Observatoire du Mont Hamilton en Californie », La Nature, 1889.
[29] Observatoire de Paris, Grand équatorial coudé, Atlas Photographique de la Lune, héliogravures d’après les clichés et les agrandissements exécutés par MM. Loewy et Puiseux, assistés de M. Le Morvan, Paris, 1896.
[30] Il existe cependant des paysages lunaires imaginaires assez différents dans la littérature de fiction.
[31] Sur la pénétrabilité de l’image de paysage, voir P. Descola, « Les formes du paysage », cours au Collège de France, 2012-2013 (à écouter sur le site du Collège de France, consulté le 29 juillet 2020).