Les merveilles de La Nature. Illustration et
vulgarisation scientifique dans la seconde
moitié du XIXe siècle
- Axel Hohnsbein
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C’est un vrai magasin que nous nous sommes proposé d’ouvrir à toutes les curiosités, à toutes les bourses. Nous voulons qu’on y trouve des objets de toute valeur, de tout choix (...). Nous aurons bien du malheur si, devant le tableau toujours changeant du monde entier, que nous déroulerons continuellement sous les yeux de nos lecteurs, ils ont des pensées, des désirs que nous ne puissions satisfaire [1]
Lorsqu’il publie le premier numéro du Magasin pittoresque en 1833, Edouard Charton adopte une nouvelle méthode de vulgarisation. Important directement les pratiques britanniques du Penny Magazine, ilopte pour la publication d’articles se succédant selon le principe de variété, inaugurant un encyclopédisme aléatoire qui vise en premier lieu à ne pas lasser le lecteur. La science, les arts et la littérature se mêlent au fil des numéros. Pittoresque, ce périodique l’est dans l’hétérogénéité revendiquée de son contenu, mais aussi dans sa volonté de faire œuvre picturale, c’est-à-dire de piquer la curiosité tout en proposant des images faisant « tableau ». L’avant-propos qu’il livre à ses lecteurs lie directement le périodique aux arts visuels, et évoque pour la première fois un lien direct entre vulgarisation et consommation, le mot « magasin » rayonnant de tous ses sens [2].
Il faut attendre le Second Empire pour que la formule du Magasin pittoresque soit appliquée dans le cadre spécialisé de la vulgarisation scientifique : une première génération de périodiques apparaît, qui n’a pas les moyens de rivaliser avec son illustre modèle [3]. La Nature résout ce problème en 1873 : son fondateur, Gaston Tissandier, a fait ses premières armes de vulgarisateur au sein du Magasin pittoresque, ce qui lui offre une maîtrise sans pareil du modèle éditorial adopté par Charton. Comptant sur l’appui des éditions Masson, Tissandier est aussi un authentique savant : chimiste de formation, il bénéficie de contacts privilégiés au sein des institutions scientifiques. D’emblée, cette triple légitimité (médiatique, économique et savante) fait de La Nature la vitrine de la presse de vulgarisation scientifique, laquelle entre par la même occasion dans son âge d’or [4]. Le périodique de Tissandier sera l’un des rares à être publié pendant des décennies, avant de fusionner avec La Recherche au début des années 1970.
Jusqu’à présent, nos travaux sur la presse de vulgarisation scientifique ont principalement porté sur l’étude de l’écriture et des pratiques des rédacteurs, l’iconographie étant envisagée d’un point de vue thématique. Via cette méthode, nous avons montré que La Nature constituait la colonne vertébrale de ce système médiatique, ce périodique étant à l’origine des principales innovations de la période (récréations scientifiques, science pratique, etc.), toutes pourvoyeuses de merveilleux scientifique [5]. La conséquence d’une telle approche – commune à l’ensemble de la recherche sur ce sujet – est que, si l’on est en mesure de situer le nom des principaux éditeurs et rédacteurs, les illustrateurs demeurent les grands oubliés de ce corpus. C’est d’autant plus vrai que les tables des matières se complètent rarement de tables des illustrations, les index (quand il y en a) demeurant exclusivement réservés aux noms d’auteurs et/ou à des sujets thématiques. La Nature ne fait pas exception à la règle : la volonté d’affirmer sa rigueur scientifique autorise certes le titre à présenter ses images comme des « œuvre[s] d’art » [6], sans pour autant lui permettre de faire sortir ses illustrateurs de l’anonymat. Mêler l’artiste et le savant nuirait à la clarté de la ligne éditoriale, qui affirme la préséance du texte sur l’image [7].
Notre objectif sera donc ici d’inverser notre approche pour interroger le fonctionnement éditorial de La Nature du point de vue des illustrations ; cela implique de délaisser l’approche thématique des images pour prêter attention à leur positionnement, leur taille et leur facture, à la façon dont elles sont introduites par le texte, aux personnes qui les produisent, etc. Cela revient surtout à interroger les modes de déploiement du merveilleux scientifique propre à l’image sous un angle pragmatique : comment l’effet visé est-il obtenu ? Est-il possible de catégoriser les auteurs de ces images ? Quels sont, en définitive, les leviers et déclencheurs dont use le périodique pour induire la rêverie du lecteur ?
Nous nous concentrerons sur l’âge d’or élargi de La Nature, de sa fondation en 1873 à la prise en main du titre par un comité rédactionnel en 1904 : cette période est effectivement marquée par une grande cohérence graphique, les procédés de photogravure, si disruptifs pour le monde de la presse [8], étant encore marginaux. Nous commencerons d’abord par montrer comment La Nature apparaît comme une corne d’abondance iconographique, avant de nous intéresser aux implications des légendes des illustrations, pour enfin étudier la logique de répartition des signatures dans le périodique.
Une corne d’abondance iconographique
En modifiant les pratiques de l’encyclopédisme pour le rendre aléatoire, le Magasin pittoresque a introduit un mode de vulgarisation qui va traverser tout le XIXe siècle. La variété des matières qu’implique la succession d’articles portant sur des thématiques différentes a pour objectif de ménager l’attention du lecteur en lui évitant de s’épuiser des pages durant sur un unique domaine de connaissance. Visuellement parlant, ce principe de variété a pour corollaire un gigantesque brassage d’images, la plupart des articles étant illustrés.
Si l’ensemble de la presse de vulgarisation scientifique applique ce principe, il suffit d’ouvrir un volume de La Nature pour percevoir sa supériorité, laquelle se paie toutefois très cher : paraissant chaque semaine, ses numéros comptent 16 pages pour un tarif de 50 centimes, la concurrence se maintenant souvent sous la barre des 20 centimes. Chaque semestre, les livraisons sont compilées en un volume comptant toujours – à quelques exceptions près – 416 pages. L’étude quantitative de ces volumes révèle que le nombre d’illustrations progresse au fil de temps, cette progression n’étant pas linéaire [9]. Schématisons : le tout premier volume (1873) compte 227 images ; la barre des 300 images est franchie dès 1874 et celle des 400 en 1887. Globalement, les volumes contiennent donc souvent plus de 350 images pour 416 pages [10] : aucun concurrent ne maintient un tel ratio sur une telle durée.
[1] « A tout le monde », Le Magasin pittoresque, 1833, p. 1.
[2] Voir M.-L. Aurenche, Edouard Charton et l’invention du Magasin pittoresque (1833-1870), Paris, Champion, 2002.
[3] Voir A. Hohnsbein, La Science en mouvement. La presse de vulgarisation scientifique au prisme des dispositifs optiques (1851-1903), thèse de doctorat, Université Lumière – Lyon 2, 2016, pp. 35-80.
[4] Notons toutefois que, contrairement à Charton, Tissandier et Masson vendent les numéros de La Nature au tarif de 50 centimes, ce qui est extrêmement élevé (la concurrence dépasse rarement les 15 centimes). Si le lectorat de la presse de vulgarisation scientifique est mal connu, on peut raisonnablement penser que les lecteurs de La Nature ont un revenu supérieur à la moyenne. La correspondance regorge quant à elle de lettres d’ingénieurs et d’enseignants, mais aucune étude précise n’existe encore sur le sujet.
[5] A. Hohnsbein, La Science en mouvement. La presse de vulgarisation scientifique au prisme des dispositifs optiques (1851-1903), op. cit., pp. 176-288.
[6] « Quel inconvénient y aurait-il à embellir une figure de science ? pourquoi ne serait-elle pas une œuvre d’art si elle ne cesse d’être exacte et sérieuse ? » (G. Tissandier, « Préface », La Nature, 2e semestre 1873,p. VI).
[7] A l’échelle du corpus, le secret dont les illustrateurs sont entourés montre que le sujet est d’une importance critique pour les rédactions, qui courent probablement le risque d’en dire trop sur leur santé économique et l’honnêteté de leur pratique en dévoilant le nom de leurs illustrateurs, et donc l’origine de leurs images.
[8] La facilité d’usage de la photogravure favorise une augmentation radicale du nombre d’images, ce qui aura un effet direct sur la mise en page ; l’identité visuelle des périodiques adoptant la photogravure en sera profondément bouleversée, la facture des illustrations n’étant plus du tout la même.
[9] Etude quantitative permise par la numérisation du Conservatoire numérique des Arts et Métiers, qui offre pour chaque volume une table chronologique des illustrations, outil remarquable permettant de contourner la malédiction de la version papier.
[10] Le tableau complet de ces occurrences est donné dans notre billet « Les illustrations de La Nature : approche quantitative » sur le carnet de recherche La science en mouvement (consulté le 22 juillet 2020).