Les merveilles de La Nature. Illustration et
vulgarisation scientifique dans la seconde
moitié du XIXe siècle

- Axel Hohnsbein
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Fig. 5. « Phénomène de l’autographisme... », La Nature, 1890.
« Machine à composer et à distribuer », La Nature, 1885

La seconde catégorie est celle des grands dessinateurs, dont La Nature signale toujours le nom en légende en insistant sur le caractère inédit de leur production ; outre le cas particulier d’Albert Tissandier, ils ne sont que trois à pouvoir prétendre à un tel statut [20] : Hector Giacomelli, qui livre 21 dessins de 1879 à 1886 ; Albert Robida, qui livre 61 dessins/planches de 1891 à 1905 ; et Henriot, qui livre 16 planches de 1898 à 1904, mais qui joue très clairement les doublures de Robida lorsque ce dernier est absent, les planches qu’il livre n’étant jamais signalées comme inédites [21]. Si La Nature ne met pas en concurrence ses grands dessinateurs, Giacomelli et Robida n’étant pas actifs au même moment, le périodique ne cherche pas non plus à multiplier les illustrations de grands artistes, l’objectif demeurant de maintenir principalement l’attention des lecteurs sur les rédacteurs, non les illustrateurs. Cela se traduit par l’intégration de Giacomelli au sein du système éditorial : si le premier dessin qu’il propose est gravé par Fortuné Méaulle, les 20 suivants le seront presque tous par Smitton-Tilly puis E. A. Tilly, graveurs attitrés de La Nature. Giacomelli peut cependant se prévaloir d’un régime d’exception, ses images bénéficiant souvent d’une pleine page, ce qui pose aussi la question de l’ordre dans les commandes : il y a de très fortes chances pour que, exceptionnellement ici, ce soit le rédacteur qui produise un texte accompagnant l’image.

Robida bénéficie aussi d’un régime d’exception, même s’il est moins flatteur : les premières vignettes qu’il propose servent à illustrer des articles dans le corps de la livraison mais il se voit très rapidement déplacé dans le supplément de La Nature, les Nouvelles scientifiques, où il publie des planches pleine page typiques de sa veine la plus fantasque [22] : refusant d’infléchir le ton de ses livraisons, La Nature n’a cependant pas voulu se priver d’un tel talent, d’où le choix stratégique de placer Robida à la lisière de La Nature, dans ses suppléments. Si elle ne constitue pas un fort argument de vente, la présence des grands dessinateurs n’en souligne pas moins une culture éditoriale du beau geste envers le lecteur.

Enfin, la troisième catégorie représente le cœur du titre : ce sont les employés réguliers. A tout point de vue l’équipe d’illustrateurs est stable, durable et complémentaire. Certains graveurs se passent de dessinateurs (Poyet, Pérot, Morieu), d’autres sont presque intégralement au service des dessinateurs, Albert Tissandier étant majoritairement gravé par Smeeton-Tilly puis Henri Thiriat. Les spécialités thématiques existent sans être exclusives, Louis Poyet se spécialisant notamment dans les objets mécaniques, mais il est plus efficace de considérer les employés réguliers par niveaux de rendement : indubitablement, l’identité visuelle de La Nature repose sur Albert Tissandier, Smeeton-Tilly, Thiriat et Poyet, dont il faudrait quantifier la production, tant elle paraît importante. Cela pose la question de l’exclusivité éventuelle des contrats passés avec le périodique : dans quelle mesure certains ateliers de gravure lui étaient-ils dévolus ? Poyet par exemple ne grave pour aucun concurrent, à l’exception seule de l’illustration ornant la couverture de La Vie scientifique en 1895 : son directeur, Max de Nansouty, aura de toute évidence voulu frapper fort en obtenant cette image de l’un des graveurs iconiques de La Nature.

L’ensemble des illustrateurs de La Nature participent à la remarquable homogénéité graphique du titre. Il est frappant de constater que jamais Gaston Tissandier n’interdit la reproduction des textes ou illustrations : à quoi bon, quand on voit à quel point les signatures suffisent à assurer la propriété du périodique. Ces dernières constituent l’équivalent de nos copyrights et watermarks contemporains, le nom du périodique venant aussi parfois s’inscrire directement dans le cadre des illustrations. Lorsqu’il grave par exemple un modèle de machine à composer, Poyet y inclut malicieusement le nom de La Nature ; ailleurs, Thiriat grave la photographie d’une femme souffrant de dermographisme : voici que le dos de la patiente devient prétexte à reproduire la typographie du frontispice (fig. 5). L’image convoque un merveilleux scientifique trouble et complexe : l’esthétisation de la pose et l’érotisme du dos nu croisent la question médicale des affections de la peau et de l’exploitation publicitaire/commerciale des corps, l’ensemblese situant à mi-chemin entre la foire et l’hôpital.  Au bout du compte, on ne sait plus très bien si les lettres de « La Nature » disent la propriété du périodique sur l’image ou sur la femme. Intrigante et dégradante (chose rare pour La Nature), cette variation involontaire du Cachet d’onyx de Barbey illustre parfaitement la puissance humiliante du titre sur la concurrence. Peu importe l’identité de l’illustrateur, les signatures dans leur ensemble forment au bout du compte une seule et même empreinte : celle, merveilleuse, de La Nature.

En maîtrisant parfaitement le principe de l’encyclopédisme aléatoire et en lui adjoignant un système iconographique hors pair, La Nature ouvre l’accès à un univers où l’acquisition des savoirs passe nécessairement par la mise en œuvre de l’imagination : pour apprendre, il faut rêver. La cohérence de la démarche repose sur le principe de confiance et de réciprocité, que le périodique entretient infailliblement : confiance du lecteur dans les équipes de rédacteurs et illustrateurs, mais aussi confiance du vulgarisateur dans son lecteur, à qui il propose de découvrir les collections et recherches de ses collaborateurs et amis. Au sein de ce dispositif bienveillant, le merveilleux de la gravure réside dans le fait qu’un même procédé n’implique pas toujours la même observation, les légendes encourageant le lecteur à confronter l’illustration à un modèle original dont il sait qu’il existe, mais auquel il n’aura jamais accès. Sources de fantasmes visuels et sociologiques, les gravures de La Nature contribuent donc directement à inspirer confiance au lecteur car elles l’autorisent à se perdre dans le merveilleux scientifique sans craindre de tomber sous l’emprise de charlatans.

C’est là que se situe peut-être la grande différence entre La Nature et le Magasin pittoresque : si Gaston Tissandier reprend à son compte le saint-simonisme d’Edouard Charton, il renoue aussi avec une approche plus ancienne du savoir, son usage de l’encyclopédisme aléatoire révélant parfois un goût pour une polymathie toute humaniste, les savoirs nobles et triviaux se partageant en bonne société et dans une bonne humeur souvent plus facétieuse que dans le Magasin pittoresque. Autrement dit, d’un point de vue esthétique – certaines images que nous avons étudiées l’attestent – La Nature n’a pas de scrupules à troquer parfois le pittoresque pour la truculence, ce qui lui permet de colorer son merveilleux scientifique de toutes les nuances de la fantasmagorie.  

 

Annexes

 

Quatre billets ont été publiés sur le carnet de recherche La Science en mouvement en complément de cet article :


« Les illustrations de La Nature : approche quantitative »
« Les illustrateurs de La Nature : Hector Giacomelli »
« Les illustrateurs de La Nature : Albert Robida »

« Les illustrateurs de La Nature : Henriot »

 

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[20] Le graveur Poyet ou le dessinateur Gilbert, qui comptent plutôt parmi les employés réguliers, bénéficient par exemple très occasionnellement de ce statut, notamment lorsqu’ils livrent des compositions complexes. Mesplès, dont on aurait pu attendre qu’il soit traité comme Giacomelli, livre très peu de dessins, et les légendes ne le valorisent jamais.
[21] Nous dressons un petit catalogue illustré de la production de ces trois artistes en annexes ; la liste des illustrations signées Giacomelli est disponible ici ; pour Robida, se rendre à cette adresse ; pour Henriot, se rendre ici.
[22] Pour consulter des exemples, voir note précédente.