L’« obsession du visuel » dans les livres
d’artiste de Bernard Noël
- Melina Balcázar
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Fig. 1 B. Noël, Qui est son visage, 1989
Fig. 2. B. Noël, Un arrêt sur image, 2001
Fig. 3. B. Noël et B. Dorny, La Fleur, 1990
Fig. 4. B. Noël, Bernard Noël, Histoire de l’art, 2001
Le livre, sa matérialité, occupe une place déterminante dans l’écriture de Bernard Noël, comme en témoigne le vaste fonds illustré, imprimé et manuscrit, déposé à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet : autour de 300 livres aux formats très divers avec des interventions d’artistes utilisant des techniques à chaque fois différentes (peinture, dessin, lavis, gravure, lithographie, eau-forte, photographie, collage, sérigraphie) [1]. Au sein de ce fonds, on trouve également une quarantaine de livres manuscrits, ainsi que des ouvrages avec des images produites par l’auteur lui-même, comme c’est le cas avec Qui est son visage [2] (fig. 1), et Un Arrêt sur image [3] (fig. 2), comportant des lavis de l’auteur.
Deux ouvrages conçus avec Bertrand Dorny permettent d’apprécier la diversité des formats utilisés dans les collaborations de Bernard Noël : La Fleur (fig. 3), livre-objet, peint et orné de collages originaux de papiers divers, découpes, peinture au pochoir et à la gouache, formant une fleur aux pétales ouverts dans un pot cubique [4], et Histoire de l’art (fig. 4), qui est un dépliant solidaire de la couverture illustrée, orné de pliages et collages, sous étui [5]. On pourrait citer aussi Le Temps mis au feu (fig. 5) réalisé avec Colette Deblé, livre de forme triangulaire se dépliant en 6 pétales correspondant à 12 pages recto sur Vélin d’Arches et à neuf lavis [6]. Ou bien, Le Sens des choses (fig. 6) avec des dessins de Jean-Pierre Plundr, dont le dispositif de l’emboîtage triangulaire semble mettre le livre au secret [7].
On abordera ici la manière dont Bernard Noël conçoit et travaille la matérialité de la page et du livre, ce « volume », croisement entre verticalité et horizontalité, produit par l’interaction du lecteur avec l’objet, qui rend visible autrement l’écriture. Ce travail autour du livre est indissociable de la relation qu’il établit avec les artistes, leur regard, ouvrant vers l’immédiateté de l’image dont il aimerait « contaminer » l’écriture.
Une autre visibilité pour l’écriture
Ce n’est pas seulement le livre en tant qu’objet qui intéresse Bernard Noël, mais le livre en tant que relation, entre celui qui écrit et la page, entre la lettre et l’image, entre je et tu. Car la poétique de Bernard Noël est « profondément relationnelle » [8], donc susceptible de se transformer par ce face à face, recherché sans cesse. Il écrit ainsi dans Onze romans de l’œil :
Tu ne vois pas des choses pures, des choses en soi, ni seulement des apparences, tu vois les éléments d’une relation. Et cette relation, tant qu’elle dure, tu en fais partie, de sorte qu’elle t’inclut dans un tout [9].
Un face à face qu’explorent aussi ses nombreux écrits sur l’art et les livres d’artiste, qu’il serait peut-être plus juste d’appeler ici livres de relation, tant la rencontre avec cet autre qu’est l’artiste est décisive par tout ce que lui révèlent ses gestes, son rapport aux différents supports et matériaux utilisés, son regard qu’il considère « une matière vivante », fixée par l’œuvre [10]. Pour Bernard Noël, ces livres sont avant tout une manière de pratiquer l’amitié, une aventure commune : « J’ai besoin de la rencontre. Cette collaboration avec les peintres ou les graveurs m’est extrêmement précieuse » [11].
Dans cette relation avec les artistes, l’écrivain trouve une ouverture qui lui permet d’interroger son propre regard, voire de le transformer :
La peinture met (…) dans nos yeux un air à travers lequel jamais encore nous n’avions regardé. Cet air est la jeunesse du regard. Son perpétuel retour[12].
L’air qu’il cherche à introduire dans la mise en page de ses poèmes, jouant des retraits, isolant des mots, afin de produire un décalage qui accentue la verticalité de la page.
Cependant, cette relation n’est pas fondée sur une ressemblance entre la pratique littéraire et artistique ; au contraire, c’est une différence insurmontable – presque insupportable – qui les relie : un rapport au temps et à l’espace propre aux arts visuels qui met en évidence les limites de l’écrit. Il l’exprime ainsi dans sa réflexion sur l’œuvre d’Olivier Debré :
Apparemment, l’écriture s’adresse à la vue, mais sa visibilité est fausse puisqu’il ne suffit pas de la voir pour la comprendre : il faut la lire et avoir appris à le faire. Le visible et le lisible se croisent et se séparent : le premier découvre le monde extérieur ; le second découvre le monde intérieur. Le lisible donne sur l’invisible, et lui apporte sa clarté, qui n’est pas la lumière, mais la réflexion [13].
Il est donc impossible pour l’écrivain d’accéder à l’immédiateté de l’image peinte ou dessinée, celle qui produit une identité entre le sens et le tracé [14], un désir pourtant latent dans son travail :
J’ai toujours rêvé au fond d’une écriture qu’on n’aurait pas besoin de déchiffrer, qui parlerait d’emblée, qu’on n’aurait pas à interpréter, comme l’effet du tableau. Mais mon écriture n’a jamais réussi cela [15].
Eloignée de la parole, profondément inscrite, l’œuvre de Bernard Noël se laisse ainsi hanter par le regard de l’autre, le portant jusqu’à affirmer : « La poésie n’est pas visuelle mais obsédée par le visuel » [16]. Et cette obsession semble conduire l’auteur à produire dans l’espace du livre, à travers la co-présence de la lettre et l’image, la possibilité d’une transgression, d’une contamination qui rendrait possible malgré tout une autre visibilité pour l’écriture.
Lettres verticales
Lors d’un entretien avec Alain Veinstein, qui l’interrogeait sur sa propre pratique artistique, Bernard Noël affirme qu’il s’agit d’une tentative d’« écrire autrement, en mélangeant de l’encre, du papier et de l’eau, mais ce n’est pas de la peinture, c’est peut-être la seule écriture automatique réelle » [17].
[1] B. Noël, Du je au tu. Bernard Noël et le livre d’artistes, Bayeux, Musée Baron Gérard, 1998.
[2] Draguignan, Librairie-Galerie Lo Païs, 1989, 33 exemplaires.
[3] B. Noël, Un Arrêt sur image, aquarelles, Paris, Vice/versa, 2001. Tirage à 7 exemplaires signés par l’auteur, livre manuscrit, en feuilles.
[4] B. Noël et B. Dorny, La Fleur, Paris, aux dépens de l’artiste, 1990, exemplaire unique signé par l’auteur et l’artiste.
[5] B. Noël et B. Dorny, Histoire de l’art, La Ségaliérette, aux dépens de l’artiste, 2001, édition originale manuscrite par l’auteur, réalisée en 7 exemplaires.
[6] B. Noël et C. Deblé, Le Temps mis au feu, Chelles, Les petits hors classiques du grand pirate, [sans date], 11 lavis tirés par Babette Pons. La typographie est de Jean Marcourel. Tirage à 888 exemplaires numérotés et signés par l’artiste et l’auteur : 11 exemplaires numérotés de 1 à 11 peints par l’artiste ; 77 exemplaires numérotés de 12 à 88. Exemplaire nº 11/88.
[7] B. Noël et J.-P. Plundr, Le Sens des choses, éditions de R., 1997. Tirage limité à 10 exemplaires sur parchemin, livre manuscrit, étui, emboîtage peint de Didier Le Marec.
[8] A. Rothwell, « Bernard Noël et l’autre corps aéré de la peinture », dans F. Scotto (dir.), Bernard Noël : Le corps du verbe. Colloque de Cerisy, ENS éditions, 2008, p. 232.
[9] B. Noël, « Un roman de l’espace », Onze romans de l’œil, Paris, P.O.L., 1988, p. 25.
[10] B. Noël, Du jour au lendemain. Entretiens avec Alain Veinstein, transcription N. Burle-Martellotto, Coaraze, L’Amourier éditions, 2017, p. 70.
[11] H. Leroy, « Bernard Noël : le livre d’artiste ou le roman de l’œil... », ActuaLitté, 3 mars 2018, (consulté le 5 août 2020).
[12] B. Noël, Journal du regard, Paris, P.O.L., 1988, p. 113.
[13] B. Noël, Debré, Paris, Flammarion, 1994, pp. 9-10.
[14] Ibid., p. 8.
[15] M. Balcázar, « Bernard Noël: “Escribir es ser ofensivo contra todo” », Milenio, 22 juillet 2017 (consulté le 5 août 2020).
[16] B. Noël, L’Espace du poème. Entretiens avec Dominique Sampiero, Paris, P.O.L., 1998, p. 17.
[17] B. Noël, Du jour au lendemain. Bernard Noël. Entretiens avec Alain Veinstein, Op. cit., p. 69.