Lorsqu’Anne-Marie Christin ouvrit en 1974 ses premiers séminaires dans un cadre universitaire, l’histoire de l’écriture était l’affaire des linguistes et des sémiologues. La linguistique imposait sa tyrannie, comme disait Derrida, et réduisait l’écriture à l’écriture de la langue ; la sémiologie, de son côté plongeait l’écriture dans sa nébuleuse de signes. Anne-Marie Christin a pris ses distances (et c’est peu dire) avec les uns et les autres. Elle déborda ce terrain mal balisé et commença, pour en prendre les mesures, par inviter à son séminaire des spécialistes de tous bords : préhistoriens, ethnologues, égyptologues, assyriologues, sinologues issus parfois d’écoles différentes voire adverses, mais aussi des graphistes et des iconographes, sans oublier les informaticiens. J’étais alors conservateur au département des estampes et de la photographie à la Bibliothèque nationale, aux premières loges pour participer activement à cet aggiornamento de l’écriture.
Cet élargissement fit éclater la notion dominante en Europe de l’écriture comme transcription de la langue. Anne-Marie rassembla et concentra ses réflexions autour de quelques principes oubliés :
1°) L’écriture n’a rien en soi de phonétique. Personne ne peut prononcer un code-barre. C’est un objet visuel. D’où sa formule favorite : l’écriture ne transcrit pas la langue, elle la rend visible. C’était ouvrir la porte aux signes non verbaux comme le faisaient déjà des historiens du livre tel Henri-Jean Martin, et, il faut le dire, nombre de spécialistes des « écritures visuelles », notamment d’Amérique ou d’Extrême-Orient. On n’est pas étonné qu’elle ait fait de ces régions, son domaine de prédilection.
2°) L’écriture est donc de l’espace : elle a une surface, une orientation, un rythme, une matière. Anne-Marie Christin a porté son attention sur la typographie et la mise en page, allant jusqu’à dire qu’un texte n’avait pas le même sens selon qu’il était lu dans une édition de luxe ou dans un livre de poche, ce que montraient de leur côté des historiens de la lecture comme Roger Chartier.
3°) L’écriture étant une forme d’image, elle n’est pas forcément linéaire mais surfacique et solidaire d’un support lui aussi porteur de sens, ce que montrent les préhistoriens ou les agences de publicité.
Ces distinctions s’avèrent aujourd’hui essentielles pour distinguer le monde linéaire des octets, issu de l’alphabet, et le monde surfacique des pixels, issu de l’image. Pour le scanner, comme pour la lithographie et l’offset, le texte est une image. Anne-Marie Christin définissait l’image de façon abrupte : est image, disait-elle, tout ce qui est compris dans un cadre.
4°) Ce faisant, elle a remis à sa place l’alphabet ou plutôt les alphabets possibles qui ne sont pas l’α et l’ω de l’écriture, mais qui en sont une « application » dirait-on aujourd’hui.
Elle a rendu à l’écriture sa part d’image : il était temps, quand on voit aujourd’hui la facilité avec laquelle une image, multipliée à l’infini et à l’identique peut se transformer en un signe d’écriture comme les émoticons, la signalétique, les logos ou les signes mathématiques.
La frontière entre l’écriture et l’image était redéfinie et, en fait, elle est toujours négociable, entre le signe codé, répétitif, normalisable, transmissible et compréhensible par plusieurs, et le signe non codé, libre de ses formes, sachant qu’aucune de ces deux catégories n’est jamais pure de l’autre.
Autant que des linguistes, l’écriture est aujourd’hui l’affaire des graphistes, des informaticiens et des statisticiens, avec la profusion des codes non langagiers compréhensibles par des machines, tandis que l’image non codée a repris sa liberté dans l’art décoratif ou l’art abstrait, loin de toute langue.
Une telle conception élargie de l’écriture permet de réhabiliter les écritures gestuelles, rituelles, attachées (comme dit Déléage) que les ethnologues ne finissent pas de découvrir et de déchiffrer.
C’est ainsi qu’Anne-Marie Christin s’est autorisée à parler de l’illustration, hybride entre texte et image, empiétant sans cesse dans chacun des deux domaines, comme d’une transgression.
La conférence qu’Anne-Marie Christin a donnée au Brésil et que nous publions ici, est d’un intérêt particulier non pas parce qu’elle apporte des éléments nouveaux à cette remise en question de l’écriture mais parce qu’elle est le condensé de ses principes aujourd’hui largement partagés.