La porosité du livre.
Some Cities de Victor Burgin comme lieu
de compénétration psycho-topologique

- Alexander Streitberger
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Fig. 11. Victor Burgin, Still from Vertigo,
Al. Hitchcock, 1958

Fig. 12. V. Burgin, Marseille, Cité
Radieuse, 1994

Les dernières pages sont consacrées aux sites de la réalisation de la vidéo Venise (1993), considérée par l’artiste comme un « psycho-documentaire » situé entre réalité et fiction [51]. Les deux lieux du film sont San Francisco et Marseille, villes portuaires et cosmopolites où s’enchevêtrent des histoires et des cultures diverses. Les images que l’artiste a prises lui-même dans ces deux métropoles sont mêlées à des extraits de films : Vertigo (Sueurs froides) d’Alfred Hitchcock (1954) et Pépé le Moko (1936) de Julien Duvivier. Lors d’un débat mené à l’occasion d’un colloque sur la relation entre architecture, sexualité et interdisciplinarité en 1995, Burgin explique sa fascination pour Marseille comme suit :

 

Marseille en tant qu’agrégat de sociétés villageoises est une image spatiale… Mais, bien sûr, l’autre chose qu’il faut garder à l’esprit avec une image spatiale, c’est que les histoires et les mémoires qui traversent ces points sont différentes. Ainsi, non seulement nous nous affranchissons d’une image spatiale qui incluait le modèle du centre et de la périphérie, mais encore nous passons à une autre image du temps, dans laquelle il n’est plus question d’histoire comme histoire linéaire – ni comme his-story ou her-story – mais plutôt de l’image d’une multiplicité d’histoires et de mémoires existant simultanément [52].

 

Some Cities est constitué de telles « images spatiales » condensant simultanément « une multiplicité d’histoires et de mémoires ». Comme la ville, le livre se situe dans un état d’entre-deux, entre l’objet matériel et l’image ou le texte virtuel, entre le monde physique et le monde imaginaire.

 

« Looking for a person »

 

En guise de conclusion, on pourrait considérer que la ville poreuse de la postmodernité est transpercée par le flux d’informations et d’images hétérogènes générées par les médias de masse. Il s’agit là d’une blessure infligée à l’homme postmoderne ayant pour conséquence l’éclatement schizophrénique de la perception du monde. Some Cities ne se contente cependant pas de nous offrir une suite d’« images de pensée » révélant la perception de la ville en tant que puzzle télé-topologique. Il ne s’agit pas seulement d’une forme de méta-critique de l’environnement visuel d’aujourd’hui, mais aussi d’un récit personnel, voire intime, contant l’expérience de la ville au travers de la rencontre entre différents corps et désirs. A la porosité de la ville à l’ère des médias de masse répond donc le corps de l’artiste, lui aussi fragile, poreux, qui ouvre une percée dans le volume du livre. Il vaut la peine de revenir en arrière et de lire attentivement les premières lignes du livre :

 

Nos relations avec des villes ressemblent à nos relations avec des personnes. Nous les aimons, nous les haïssons, ou nous sommes indifférents envers elles. Pendant notre première journée dans une ville que nous ne connaissons pas, nous allons la découvrir. Nous traversons cette rue-là, tournons au coin d’une autre. Nous prenons conscience des visages des passants. Mais la ville nous esquive, et nous devenons incertains si nous cherchons une ville ou une personne [53].

 

L’expérience de la ville est donc toujours aussi l’expérience d’une relation humaine, la recherche d’une autre personne, peut-être d’une liaison amoureuse, qui pénètre le corps du flâneur urbain comme Lācis a tracé Rue à sens unique dans le corps de Benjamin. Or, Some Cities est traversé par sept photogrammes tirés du film Vertigo d’Alfred Hitchcock. Ces images montrent trois moments différents d’une scène du film où une femme se dirige vers le fond d’un couloir en tournant le dos au spectateur (fig. 11). Ces photogrammes apparaissent à intervalles irréguliers suivant une logique cinématique cohérente, en répétant deux fois le même mouvement pour arriver de nouveau, à la fin, au début de la séquence. Etant donné que la reconstruction du déroulement de l’action ne fonctionne que par un travail de mémoire, l’événement filmique se transforme, de surcroît, en image-souvenir si l’on se souvient du contexte du film dans lequel Midge, l’ex-fiancée de Scottie, rend visite à ce dernier qui se trouve dans un établissement psychiatrique parce qu’il ne peut pas surmonter les souvenirs traumatiques de la mort supposée de Madeleine. Au fur et à mesure que le spectateur tente de reconstituer la narration originale du film, il est confronté au contexte actuel de chaque photogramme dans le livre. En y regardant de plus près, on constate que chaque photogramme marque une transition, le passage d’une ville à l’autre où l’artiste a séjourné, mais aussi, souvent, d’un registre discursif à un autre. A la fois signe de la maladie psychique de Scottie, témoin de l’état schizophrénique de l’environnement des médias de masse et projectile perçant les pages du livre, ce photogramme est la marque d’une triple blessure dont le livre, en tant que médium hybride, s’avère être un formidable outil : oscillant entre diverses formes textuelles et picturales, entre réalité virtuelle et objet matériel, ou encore entre récit fictionnel et esthétique formelle, le livre permet de penser la porosité médiatique pas uniquement comme une pure affaire virtuelle, mais comme une interaction complexe, une négociation perpétuelle entre le monde virtuel et les corps réels de l’auteur et des lecteurs.

Ce dernier aspect apparaît, en toute évidence, dans la dernière photographie de Some Cities, prise en 1994 par l’artiste lui-même (fig. 12). Elle montre une femme, de dos, traversant un couloir. Le texte de la page suivante, qui conclut le livre, est une dédicace : « For the woman in the corridor » [54]. Alors que le corps fantasmagorique de Midge, s’étant affranchi du film hollywoodien, se fraie son chemin dans ce travelogue parsemé des pièces du puzzle télé-topologique, il apparaît que le corps réel de la femme de la dernière photo prolonge le voyage au-delà des limites du livre vers le futur. Ne serait-ce pas elle, au final, qui a percé Some Cities dans l’auteur chez qui la ville, le livre et le corps, devenus perméables, s’imbriquent et entrent en dialogue ?

 

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[51] Victor Burgin, Fundació Antoni Tàpies, Barcelone, 2001, p. 192. Par rapport à la relation entre la vidéo de 1993 et le livre éponyme de 1997 voir : A. Streitberger, « Vidéo et livre d’artiste à l’ère des médias de masse. Venise, un livre cinématique de Victor Burgin », dans L. Brogowski et A. Moeglin-Delcroix (dir.), Le livre d'artiste : Quels projets pour l’art ?, Rennes, Editions Incertain Sens, 2013, pp. 107-117.
[52] V. Burgin, « Venise », dans K. Rüedi, S. Wigglesworth, D. McCorquodale (dir), Desiring Practices. Architecture, Gender and the Interdisciplinary, Londres, Black Dog Publishing Limited, 1996, p. 68. Ma traduction.
[53] V. Burgin, Some Cities, Op. cit., p. 7. Ma traduction.
[54] Ibid., p. 219.