La porosité du livre.
Some Cities de Victor Burgin comme lieu
de compénétration psycho-topologique

- Alexander Streitberger
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Fig. 2. V. Burgin, Sydney, 1988

Fig. 3. V. Burgin, Some Cities, 1996, pp. 10-11

Fig. 4. V. Burgin, Some Cities, pp. 18-19

Fig. 5. V. Burgin, St. Laurent Demands A Whole New
Lifestyle
, 1977

Fig. 6. V. Burgin, Some Cities, pp. 70-71

Fig. 7. V. Burgin, Some Cities, pp. 72-73

Dans l’introduction à In/Different Spaces, Burgin fait remarquer que ce glissement benjaminien de l’architecture vers le cinéma aurait trouvé sa réactualisation quelques cinquante années plus tard dans le discours postmoderniste selon lequel, dans une société de communication et de médias, l’objet se transforme en « phénomène médiatique » [28]. En accord avec Frederic Jameson, Burgin suggère de considérer la ville moins en termes urbanistiques ou sociométriques qu’en termes de communication décentrée et multinationale engendrant la dispersion du sujet sur les sites hybrides et hétérogènes de la représentation. L’espace-temps global fragmenté de la postmodernité n’est cependant plus celui du cinéma, comme Jameson veut le faire croire, mais celui de la télévision avec ses possibilités de zapper à travers des programmes diversifiés et multiples, disponibles simultanément 24 heures sur 24. Bloch, dans Héritage de ce temps, décrivait en 1935 la modernité comme « une époque kaléidoscopique » dont le principe majeur est le montage qui « arrache à la cohérence effondrée et aux multiples relativismes du temps des parties qu’il réunit en figures nouvelles » [29]. Selon Burgin, la logique de la télévision est aussi kaléidoscopique et discontinue. A la différence près qu’il est devenu impossible de rassembler les fragments dans un cadre qui permettrait de les réintégrer dans un continuum spatio-temporel. Pour appréhender cet espace-temps désintégré de la télévision, Burgin le compare aux procédés psychanalytiques qui, d’après Shoshana Felman, « ne procèdent pas selon une progression linéaire mais par des bonds, des discontinuités, des régressions et des actions déferrées » [30].

 

Les dérives psycho-topologiques de Some Cities

 

En effet, on ne pourrait pas donner une meilleure définition de Some Cities qui, au lieu de nous offrir un récit autobiographique linéaire, nous propose des « dérives » psycho-géographiques où l’on suit les méandres des itinéraires que l’artiste a parcourus ces dernières décennies en traversant différents temporalités, contextes et réalités médiatiques [31]. Déjà, la première image donne le ton : une personne portant un imperméable jaune se tient tout près d’un écran publicitaire situé sur une place publique de Sidney, en Australie (fig. 2). A cette figure, plongée dans la foule défilant sur l’écran, correspond une autre personne, vêtue de manière identique, qui se trouve au premier plan, du côté gauche, et qui semble regarder non seulement l’écran mais aussi la personne devant l’écran, ainsi que le dispositif de projection lui-même. L’effet amusant de deux sosies exhibitionnistes mis à part, évoqué par les jambes nues apparaissant sous deux manteaux identiques, cette image représente les trois attitudes possibles face aux images des médias : être dans l’image, c’est-à-dire faire partie du monde virtuel des médias de masse, dont la nature fragmentée et discontinue est évoquée par la division de l’écran en plusieurs sections ;  s’immerger, en tant que spectateur, dans l’image sans plus tenir compte du monde réel environnant ; et, finalement, prendre du recul afin de regarder à la fois l’image et la situation dans laquelle l’image s’inscrit et entre en relation avec son public [32]. Or, cette image inaugurale ne nous démontre pas uniquement ces deux attitudes de réception, c’est-à-dire la contemplation et l’observation critique ; elle nous révèle, de surcroît, les deux modes de représentation en contestation qui prédominent dans la culture visuelle contemporaine : la profondeur de la perspective centrale, représentée par la position en enfilade des deux observateurs en jaune, et la perception fragmentée des images défilantes sur les écrans dans l’espace public.

Lorsqu’on avance dans la lecture, on se rend compte rapidement que la structure linéaire et chronologique commençant avec Sheffield, la ville natale de l’auteur, pour s’achever par des réflexions sur Marseille et San Francisco, lieux de son film récent Venise (1993), est constamment interrompue par des flash-backs et des associations d’images personnelles qui révèlent le caractère hétérochrone et multicouche du récit. Aux pages qui succèdent à la photo de Sidney, une réflexion sur Sheffield à l’époque de la jeunesse de Burgin est précédée d’une citation de William Cobbett de 1830, dessinant une image à la fois sinistre et fascinante de cette ville industrielle (« They call it black Sheffield, and black enough it is… » [33]). Cet épisode est accompagné d’une photo que Bill Brandt a prise à Hallifax en 1936, cinq ans avant la naissance de Burgin, et que ce dernier a choisie à cause de la ressemblance avec une scène vécue lorsqu’il était jeune écolier (fig. 3). Il s’agit donc d’un flash-back, d’un « shock of recognition » [34], provoqué par l’image d’une ville jamais visitée, qui propulse l’auteur du présent vers le passé. Après ce prélude, on se retrouve, aux pages suivantes, dans deux villes anglaises des années 1970, Londres et Coventry, où l’artiste explore les contradictions du capitalisme telles qu’elles apparaissent dans le contraste entre la vie dans les quartiers ouvriers et le glamour des magazines de papier glacé. Les pages 16 à 23 contiennent des images de Coventry que Burgin avait prises dans le cadre d’une publication syndicaliste pour les utiliser ensuite dans UK 76 (1977) sous forme de grands tirages, avec un texte de publicité surimprimé, le but de l’œuvre étant de contraster de manière ironique deux systèmes de représentation : « les conventions thématiques et plastiques des documentaires photographiques à orientation "sociale" avec les conventions rhétoriques et graphiques dérivées des revues de mode » [35]. Dans Some Cities, les deux images – la photo documentaire et le texte publicitaire – sont à nouveau séparées et disséminées à travers les pages. Il s’agit donc de ce qu’Allan Sekula a nommé un « film désassemblé » (disassembled movie [36]), c’est-à-dire une séquence d’éléments visuels et verbaux disloqués, constituant un méta-commentaire sur la manière dont les images sont perçues aujourd’hui : de façon fragmentaire et discontinue (figs. 4 et 5). Dans un entretien de 1982, Burgin a caractérisé ses œuvres UK 77 et US 78 – dont on peut découvrir les images aux pages 50 à 64 – comme des « road movies » ou des « films statiques » où « les scènes individuelles s’effondrent de sorte que les connexions narratives disparaissent » [37]. Une séquence d’instantanés pris pendant un séjour à Los Angeles où l’artiste était impliqué dans un accident de voiture constitue un tel « road movie » dans lequel le voyage en voiture se transforme en méta-commentaire [38]. La séquence commence avec la juxtaposition de la phrase « On deplaning in Los Angeles, I rented a car and headed out » à une photographie de l’arrière d’une voiture prise à travers la vitre de la voiture louée. Tournant la page on découvre un bout de pellicule montrant la même photo à côté d’une deuxième image, le tout laconiquement commenté : « The next frame on the roll… » (figs. 6 et 7). En effet, sur la page opposée se trouve une reproduction de l’autre cadre de la pellicule. S’ensuit la même disposition aux pages suivantes – la reproduction des images d’un autre bout de pellicule, cette fois associées avec une description du déroulement de l’accident. Burgin entremêle deux réalités constituant deux systèmes discursifs et deux niveaux de représentation différents. Si les images servent à illustrer le récit, en revanche la reproduction des cadres de la pellicule – « film » en anglais – met en exergue la logique cinématographique des images en ce qui concerne leur production. Il en est de même pour le texte, qui se réfère, d’un côté, aux événements qu’il décrit et, de l’autre côté, au mode de réalisation des photos.

 

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[28] V. Burgin, In/Different Spaces, Op. cit., p. 33.
[29] E. Bloch, Héritage de ce temps, Op. cit., p. 9.
[30] V. Burgin, In/Different Spaces, Op. cit., p. 36. Ma traduction.
[31] Burgin lui-même emprunte le terme de « dérive » à Guy Debord, pour décrire la structure de son ouvrage In/Different Spaces (Ibid., p. 32).
[32] Al. Streitberger, « L’environnement cinématique de Victor Burgin », dans Cinéma & Cie. International Film Studies Journal, vol. IX, n°12, printemps 2009, p. 94.
[33] Burgin, Some Cities, Op. cit., p. 9.
[34] Ibid., p. 10.
[35] V. Burgin, « La responsabilité de l’artiste », art. cit., p. 30.
[36] A. Sekula, Performance Under Working Conditions, catalogue d’exposition, Vienna, Generali Foundation, 2003, p. 92.
[37] T. Godfrey, « Sex, Text, Politics. An Interview with Victor Burgin », Block 7, 1982, p. 15. Ma traduction.
[38] V. Burgin, Some Cities, Op. cit., pp. 70-77.