L’invention du livre. Au commencement
était la blessure. A propos des brouillons illuminés de Michel Butor
- Mireille Calle-Gruber
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M. Butor, Etudes pour Mobile, 1962, p. 112
M. Butor, Etudes pour Mobile, 1962, p. 113
M. Butor, Etudes pour Mobile, 1962, p. 114
Le génie du livre
Cette plasticité de l’ouvrage vient certes des surfaces paginales démantelées dont il ne reste parfois qu’un fragment informe, mais aussi de la chemise de plastique transparent où chaque feuillet est accueilli – ce qui lui donne une matérialité sensorielle accrue (le brillant, l’épais, le moelleux, le frais, le glissant de la pochette) et une présence plus forte (un corps séparé, autonome) étonnamment amovible. En effet, les 199 pages plastiques plastifiées sont montées sur un axe fixe façon classeur qui les articule mais qui peut aussi les libérer et en modifier la succession. Constituer un assemblage où l’on peut rebattre les cartes. La chemise plastique revêt la page blessée et la panse ; elle comble sans les supprimer les espaces évidés, permettant ainsi que chaque surface mutilée « tienne » ; et tienne sa place de page malgré les défaillances. Le livre venant est une collecte de manques et de restes : on y voit le manque-à-voir aussi bien que le reste-à-voir.
On touche ainsi, de l’œil et du doigt, la grande leçon de littérature que Butor dispense sur tous les tons : la littérature est un champ de ruines, et cet état ruiniforme de la littérature dont nous héritons fait à jamais de nous les archéologues et les explorateurs de nous-mêmes. Avec une double prise de conscience : que « la littérature que nous connaissons, et dont nous parlons, est l’émergence d’un certain nombre de ruines au milieu de la destruction progressive des textes », et que la vie-même vit de perte perpétuelle. Ce que le biologiste, Jean-Claude Ameisen, nomme « l’apoptose » [14], et que le poète, Rainer Maria Rilke, rythme avec soin :
Cela nous submerge. Nous l’organisons. Cela
tombe en morceaux.
Nous l’organisons de nouveau et tombons
nous-mêmes en morceaux [15]
De fait, dans le dispositif de « Pages d’Etudes pour Mobile déchirées et coloriées », Butor déchire son lecteur entre deux trajets contradictoires en lui donnant double injonction : voir à lire le tapuscrit et ses mentions manuscrites ; voir à contempler le spectacle des irisations tel le surgissement d’aurores boréales à chaque tour du poignet. Il faut en somme ou s’appliquer à déchiffrer l’écriture grise, ou se laisser ravir par les signes de couleur. Il faut avancer avec la lenteur circonspecte que requiert l’analyse, ou aller à la vitesse de la lumière spectrale. Suivre la réflexion pensive ou l’emballement émotionnel.
Partition de civilisation
Ce livre mutant fait toucher la déchirure de l’être dont chaque lecteur porte en soi blessure : déchirure entre l’ivre vivre au monde de façon émotionnelle et sauvage, et un vivre le monde en relation intellective et conceptuelle avec l’environnement.
Alors, que voit-on avec les expériments de Michel Butor ? Que voit-on ici lorsqu’on ne lit pas les écrits mais qu’on se laisse transporter, fascinés, dans le trajet improbable de plages et de découpes insensées ? On ne voit rien – rien de nommable. On ne voit rien, si ce n’est des contours mouvants, des enchevêtrements, des modifications. La modification du volume-livre. Car, à l’à-plat des feuillets où disséminent découpes et couleurs, celles-ci soulignant de celles-là les silhouettes absconses, à l’à-plat des feuillets donc s’ajoutent les jeux fortuits de transparence. Du fait des chemises plastiques, on voit à travers les pages, et dans les formes découpées où d’autres découpes transparaissent, chaotiques, émergeant du trouble de la lumière glauque que filtre la matière plastique.
Le rêve se réalise d’un objet-livre qui ne se lirait plus seulement en surface mais en profondeur et dans sa quatrième dimension, un livre sidéral qui ferait passer de l’autre côté, donnant à lire la face cachée avec la face exposée. Cette faculté de voyance, Michel Butor l’a explorée dans d’autres ouvrages par un autre moyen, celui du papier calque. Ainsi, pour Les Coulisses de Venise [16], livre de photographies en collaboration avec Serge Assier, l’écrivain a manuscrit les 56 strophes de son poème sur des pages de papier calque prises dans la reliure : l’écrit se dépose ainsi sur la photo noir et blanc au-dessous, dont il semble émerger ou dans laquelle il semble plonger, texte-image faisant corps, telle une Chimère. Donnant à la fois à lire et à voir ce qu’on lit, car les strophes du calque décrivent les images sur lesquelles elles sont posées.
« Pages d’Etudes pour Mobile déchirées et coloriées à l’intention de Marie-Jo » préfigurent le livre total : les informes formes évidées des blessures du papier coulissent les unes sur les autres, et voilà que les béances deviennent fenêtres, et que dans les fenêtres passent des visions fantomales, des aperçus d’espaces cachés, de la matière à rêve.
Les blessures dessinent des paysages élémentaires, des golfes, baies, flots, des mers intérieures, des ciels arc-en-ciel, des courbures planétaires, des silhouettes astrales. Ces mondes glissent et dérivent. Il semble qu’on est aux jours de la création, aux jours des devenirs et transformations. On assiste à la gestation du volume-livre, aux naissances, aux re-créations sans fin du livre-mondes que régénèrent les jeux de lumière et ombre mis en lumière par le dispositif des points de vue démultipliés. Car « ce ne sont point les corps qui forment les figures les plus fortes, mais leurs parties claires et leurs parties sombres » [17]. C’est ce qu’écrit Butor à propos des peintures du Caravage, et l’on peut rapporter ces remarques aussi bien à l’ouvrage hors-normes des brouillons de Mobile qu’à nombre d’autres œuvres, en particulier aux photographies argentiques de Butor dans Au temps du noir et blanc [18] où toujours prévaut le construit des contrastes clair-obscur sur la représentation des objets.
Mutilations et illuminations des brouillons brouillent les frontières entre les genres, les formes, les identités, les fonctions ; et c’est bien à ce processus d’hybridation que Butor se sera consacré tout au long de son œuvre. Passer les frontières, maintenir les frontières pour les traverser, pour explorer les mitoyennetés, les voisinages, les gémellités, les transits et renversements miroiriques, pour expérimenter les parallèles, les antipodes, les équateurs, les boomerangs, et tirer des plans fabuleux sur les comètes et les ciels étoilés de la littérature : ce sont là autant de figures que prennent, sous sa plume, les blessures du livre.
Est-ce un livre ?
Cet assemblage extraordinaire de déchirures coloriées, est-ce un livre ? Est-ce une architecture ? Est-ce la prémonition des forces à engager pour rendre possible « la partition de civilisation » ? C’est Hugo que Michel Butor finit par appeler à l’aide pour entrevoir cette utopie :
Hugo disait que le livre succède à l’architecture, et que sa grande supériorité sur elle est que, telle une nuée d’oiseaux, il pouvait être partout et était donc en quelque sorte indestructible. Nous pouvons avoir aujourd’hui l’idée d’une littérature de je ne sais quel siècle futur qui serait à la fois architecture et livres : des sites, des monuments travaillés de telle sorte que puissent s’y produire des événements admirables dans lesquels le langage apparaîtrait sous tous ses aspects, mais non point fermés sur eux-mêmes, en communication avec tout un réseau de résonateurs immeubles et meubles, donc à la fois localisables et diffusés, à la fois destructibles et permanents [19].
On croit lire la description du spécimen qui nous occupe ici et qui semble bien relever de ce rêve d’une « littérature de je ne sais quel siècle futur », qui serait dotée d’ubiquité et d’immortalité. A cet égard, on n’oubliera pas que « le livre futur » s’inscrivait déjà, en 1957, au terme du trajet de La Modification.
Dépassant temps et espace, monstrueux et merveilleux, déclassé et rédimé, l’assemblage de « Pages d’Etudes pour Mobile déchirées et coloriées à l’intention de Marie-Jo » qui livre le livre prémonitoire d’une littérature future capable de partition civilisationnelle, cet assemblage n’est pas seulement extraordinaire, il touche à l’extraessentiel.
[14] J.-C. Ameisen, La Sculpture du vivant : Le suicide cellulaire ou la mort créatrice, Paris, Point Seuil, 2003.
[15] R.-M. Rilke, « Huitième élégie », dans Elégies de Duino (1923), traduction de J.-Fr. Angelloz, Paris, Aubier-Montaigne, 1943.
[16] S. Assier, M. Butor, avec F. Arrabal et J. Kéhayan, Les Coulisses de Venise, 56 quatrains manuscrits par M. Butor sur 56 photographies de S. Assier, s. l., Edition Audience, 2002.
[17] M. Butor, « "La corbeille" de l’Ambrosienne », Répertoire III, Op. cit., p. 755.
[18] M. Butor, Au temps du noir et blanc, préface de M. Calle-Gruber, Paris, Delpire éditeur, 2017.
[19] M. Butor, Répertoire III , Op. cit., p. 1045.