Les blessures de Mallock.
Reprise, réduction et amputation
dans A Humument de Tom Phillips
- Livio Belloï et Michel Delville
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La notion de « usb » renvoie également, par-delà, à la problématique du support. Sous l’intitulé énigmatique et contracté de A Humument, se désigne bien sûr un ouvrage, un volume paru en six versions différentes. Mais il faut rappeler par ailleurs que Phillips a tout fait pour que son œuvre soit à la pointe sur un plan technologique ; pour qu’elle excède, en d’autres termes, les limites du format-livre et qu’elle revête les allures d’une œuvre multimédia (idée à laquelle Phillips se plaît à faire allusion en réactivant le concept de Gesamtkunstwerk [12]. Ainsi, A Humument, c’est également un site web, déjà évoqué, où le lecteur peut consulter chaque page du roman de Mallock, ainsi que, par fondu enchaîné, les deux variantes livrées par Phillips ; un site où, depuis peu, le lecteur, grâce à l’application SoundCloud, peut écouter Tom Phillips lire son œuvre page après page. A Humument, c’est également, depuis 2010, une application pour I-Phone et I-Pad (ce à quoi l’œuvre elle-même fait du reste allusion : « in the app of this volume », p. 9 déjà citée). Enfin, A Humument, c’est aussi, depuis 2013, une clé usb précisément, grâce à laquelle l’usager peut avoir accès à une centaine de pages du livre, tout en profitant de leur lecture à voix haute par l’auteur lui-même (remarquons la présence, absolument pas fortuite, de l’énoncé « now the arts connect » sur la clé usb elle-même). Ce qui se voit désigné comme « new », « amazing », « fresh to me » dans la version finale de la page 315, c’est aussi le fait que l’œuvre se décline désormais hors-livre, dans une version usb vouée non simplement à stocker des données, mais aussi à les donner à voir (et à entendre). « [T]he usb made to see », c’est là encore une manière d’auto-désignation.
De la reprise à la brisure
Penchons-nous à présent sur la zone inférieure de cette page. Ne nous attardons pas sur l’énoncé localisé en bas à gauche (« tom ich been tom and fected nothing-nothing »), sauf à faire remarquer que s’y manifeste de nouveau une poussée subjective, une montée en ligne de l’énonciateur, le « ich », prélevé sur le pronom relatif « which », entrant en résonance avec le « I » (« I found ») situé à l’exact opposé de la page et avec le « me » (« fresh to me ») localisé dans la zone médiane. Les deux ruisselets qui serpentent en bas à droite de la page requièrent davantage d’attention et nous engagent à élaborer, en définitive, une petite typologie de la réappropriation chez Tom Phillips. S’agissant de la relation que l’auteur entretient avec le matériau-source, trois grands paradigmes se laissent dégager, qui tous apparaissent à la surface de cette page 315, tout à fait exemplaire en cela.
Le premier paradigme, le plus simple à définir, est celui de la reprise. Dans ce cas de figure, Phillips reprend à son compte, et tel quel, un mot ou un groupe de mots qui figuraient déjà dans le roman de Mallock. Sur cette page, c’est exemplairement le cas du mot « book ». Manière de citation, donc, mais qui n’est pas pensable sans un geste complémentaire de détournement, puisque les mots isolés par Phillips trouvent à s’enchaîner avec d’autres mots à l’intérieur de nouvelles configurations signifiantes.
Le deuxième paradigme serait celui de la réduction. Phillips en parle très bien dans la postface de A Humument. Cette opération, il la nomme très précisément « extracting sense from sense ». Pareille formule s’applique dès lors que, dans le texte-source, Phillips tronque un mot pour en former un autre qui fasse pleinement sens. Sur la page 315, c’est typiquement le cas du premier « found » (démarqué, nous l’avons dit, de « profoundly »), de « usb » (dérivé de « husband ») ou encore de « tom » (significativement prélevé sur le mot « symptoms »).
Troisième paradigme, émergeant dans les ruisselets situés en bas à droite de la page 315, l’amputation relève également d’une poétique de la brisure, mais avec des conséquences plus extrêmes, puisqu’elle revient à endommager le signifiant lui-même. Sectionné à ses extrémités, le mot se vide de son signifié et se voit coupé de tout référent. Cela donne alors d’étranges chapelets de mots créés de toutes pièces, dépourvus de tout signe de ponctuation, des formules quasiment incantatoires comme « entio entio octo aragra rything trong », où ce qui importe, pour Phillips, c’est non pas le sens, mais bien le son, la pure sonorité, libérée du devoir de signifier. En un tel cas d’espèce, A Humument tend à une poésie sonore aussi régressive que jubilatoire, même si la tentation subsiste de prêter sens à ces mots tronqués, particulièrement lorsque le texte-source est lisible (partiellement ou dans son intégralité) en filigrane, sous les recouvrements de Phillips.
Dans la postface de A Humument, Phillips se réfère à ces mots brisés (« broken words ») en les appelant « nonce or nonsense terms ». En pareil contexte, « nonce » est une notion extrêmement intéressante, non seulement parce que, sur un plan phonétique, elle est dans « nonsense » (suivant une relation de paronomase), mais aussi parce qu’elle renvoie, sémantiquement parlant, à « un mot inventé exclusivement pour une occasion précise » [13]. On l’aura compris : cette notion de « nonce » n’est pas très éloignée de ce que la rhétorique moderne nomme un hapax et ces mots brisés, que l’on retrouve sur de nombreuses pages de A Humument, ne peuvent manquer d’évoquer le fameux ptyx mallarméen (Le Coup de dés du poète étant d’ailleurs dûment – et doublement – cité dans l’œuvre de Phillips, aux pages 192 et 222 de la version finale). A moins qu’il ne faille voir, dans ces syllabes apparemment désarticulées, les fragments d’un discours amoureux, un babil extatique, une sorte d’esperanto intime que seuls les amants peuvent proférer et entendre (« o those broken syllables lovers utter », p. 235) [14] : en d’autres termes, le langage effusif et désordonné du cœur (« topsy-turvy language of the heart », sur la même page en bas à gauche) [15].
Dans une perspective plus générale, le coup de force opéré par cette page 315 tient à ce que s’y combinent, en une relation de parfaite complémentarité, les figures de l’amputation (comme blessure infligée au mot) et du déchiquetage (comme blessure imposée à la matérialité même de la page). Mais c’est sans compter l’irrésistible et discrète ironie dont Phillips sait faire preuve dès lors qu’il s’agit d’aborder ces délicates questions. Si la page 315 s’emploie en effet à exposer les blessures du texte, la page 314 placée en regard évoque, comme anticipativement, leur prise en charge médicale à grand renfort de docteurs et d’infirmières, sur un arrière-plan que domine une imposante croix rouge. Une telle disposition tend à indiquer que, pour Phillips, si blessure du texte il y a, les secours ne sont jamais bien loin.
De cette dialectique singulière, une page en particulier témoigne éloquemment, d’une éloquence d’ailleurs toute muette. Par comparaison avec la profusion iconique et chromatique dont la plupart des pages de A Humument se font le lieu, la première version de la page 328 se présente à nous comme une surface monochrome et figurativement assez pauvre en apparence. La page du texte-tuteur a en l’occurrence fait l’objet d’un recouvrement par le biais de bandelettes d’un papier uniformément jauni, aux contours relativement irréguliers. Le bas de la page accueille un recouvrement dans l’horizontalité, depuis lequel s’élancent, dans la dimension verticale, des bandelettes plus longues et fines. En bas à gauche, le lecteur ne peut s’empêcher de remarquer la présence d’une tache rouge pâle. Si cette dernière peut de prime abord faire songer à une sorte de cachet de cire, rien n’interdit d’y voir une tache de sang en partie absorbée par le papier. En d’autres termes, à la surface de cette page apparemment mise en berne, la bandelette prend valeur de bandage. Elle enserre un texte hypothétiquement posé comme souffrant. C’est là pour Phillips une manière de faire coexister, sur un mode indiciel, la plaie (du texte) et son pansement.
[12] T. Phillips, A Humument, Op. cit., non paginé.
[13] Longman Dictionary of Contemporary English, article « nonce ».
[14] La première version de cette même page allait du reste dans le même sens : « broken syllables which are for lovers signs ». Ailleurs dans A Humument, Phillips confère à ces « broken words » une dimension plus tragique, voire apocalyptique : ils constitueraient de fait « les derniers mots sur Terre » (« the last words on earth », p. 46).
[15] Cette notion de « topsy-turvy » (« sens dessus dessous ») pourrait, dans une perspective plus réflexive, qualifier assez opportunément la démarche de Phillips à l’endroit du roman de Mallock.