Les blessures de Mallock.
Reprise, réduction et amputation
dans A Humument de Tom Phillips

- Livio Belloï et Michel Delville
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Ces deux zones de turbulence peuvent faire songer, dans leur principe, aux papiers collés cubistes (Braque, Picasso) ou encore à certains collages dadaïstes ou surréalistes (Max Ernst). Plus frappante est l’idée selon laquelle la réappropriation prend ici la forme d’un attentat, d’une action directe perpétrée à l’endroit du matériau-source. Pour Phillips, il ne s’agit plus seulement d’oblitérer sélectivement le texte-tuteur ; il est plutôt question d’attenter à l’intégrité matérielle de la page même. Une telle posture se laisse d’ailleurs repérer en d’autres endroits de A Humument. Ainsi de la page 178 en sa première version [8], qui révèle une autre forme d’action directe sur le matériau-source : la page en question a été brûlée à ses extrémités, avec une suppression méthodique de ses quatre coins. A la surface de la page, se laissent par ailleurs repérer trois trous, qui ressemblent à des brûlures de cigarette ou de cigare et qui biffent de facto les mots auxquels ils s’appliquent (respectivement : « fixed » et « said », « whilst » et « as ») [9]. C’est également un attentat au registre matériel qui caractérise la portion supérieure de la page 81 (première version). En l’espèce, la page correspondante du roman originel a fait l’objet d’un découpage et d’un démembrement en fonction de deux tendances opposées : une tendance centrifuge, d’une part, suivant laquelle la partie gauche de la page, entièrement biffée, mais abritant désormais une sorte de grand phylactère vierge, se voit non seulement renversée sur elle-même, mais aussi mise à l’écart, repoussée jusqu’à déborder de l’espace imparti à la page (effet de hors-champ partiel) ; une tendance centripète, d’autre part, sous l’effet de laquelle le papier du matériau-source semble s’être replié, recroquevillé sur lui-même, annulant de la sorte toute manifestation textuelle [10].

Mais revenons à la version finale de la page 315. Dans la zone 1, sur un agrégat de syllabes concassées, quelques mots surnagent : « found », « this melted book – I found », « the book ». Comme dans la version antérieure de la même page, l’objet cardinal est ici un « livre » – et pas n’importe quel livre, un « livre trouvé », formule qui, dans son extrême concision, dit à elle seule tout le principe de A Humument. Si l’objet ne varie pas d’une version à l’autre, on ne peut en dire autant du sujet. Alors que la première version mettait en scène un sujet relativement indéterminé désigné à la troisième personne (« one book He found »), la version finale de cette page se fait le lieu d’un fort effet d’auto-désignation : elle fait surgir un « je » (« I found ») dans lequel il est impossible de ne pas déceler une manifestation en acte de l’énonciateur. Quant au rapport à l’objet-livre, il se concentre, dans cette seconde version, sur la notion de trouvaille, répétée de part et d’autre de l’axe vertical de la page. Pour obtenir deux occurrences à ce point rapprochées du mot « found », Phillips a dû opérer un petit tour de passe-passe, dont il est d’ailleurs coutumier : si le deuxième « found » se trouve bel et bien, tel quel, dans le texte-tuteur, le premier (sur la gauche, donc) résulte quant à lui d’une manipulation. Plus précisément, Phillips opère à cet endroit une ablation par ses deux extrémités de l’adverbe « profoundly ». En d’autres termes, le mot « found », Phillips le trouve précisément, et l’idée est assez poétique, dans les tréfonds mêmes du mot « profondément » (« pro[found]ly »). Au dédoublement du mot « book », répond désormais celui du mot « found ». La relation entre le livre et la notion de trouvaille s’en trouve dès lors considérablement fortifiée.

 

L’oeuvre et ses supports

 

Laissé en friche dans la première version, le milieu de la page se voit plus fortement investi dans la version finale. Sa portion inférieure accueille un méli-mélo désordonné de mots et de syllabes qui fait écho au haut de la page et qui s’inscrit pareillement sous le signe de l’attentat textuel. La portion supérieure s’avère plus complexe et mérite que l’on s’y attarde. Sur toute sa largeur, cette zone 2 est littéralement traversée par une isotopie de la nouveauté, qu’annonce d’entrée de jeu, sur le bord gauche de la page, la répétition du mot « new » (la deuxième occurrence étant en fait une réduction du verbe « knew », de to know). De manière assez ironique, cette prévalence du neuf engage Phillips à mimer la rhétorique propre au discours publicitaire, en deux occurrences de sur-écriture : c’est « AMAZING » en lettres capitales, disposées verticalement ; c’est, plus frontalement encore, le « NEW » exclamatif, typographié en italiques et en capitales presque deux fois plus grandes que les lettres du texte-tuteur.

Mais quel serait au juste l’objet ou le véhicule de cette nouveauté réitérée ? Comme l’énoncent les deux ruisselets principaux, « fresh to me a usb », « the usb made to see ». L’adjectif « fresh » marque la connexion entre l’isotopie de la nouveauté et un objet de prime abord un peu énigmatique : « a usb », mot formé d’un côté comme de l’autre par prélèvement sur le substantif « husband ». Pour un lecteur contemporain, « a usb », ne peut renvoyer qu’à un dispositif de connexion (« universal serial bus ») et, plus pratiquement encore, à un dispositif de stockage de données (une clé usb). Ceci tend à soulever une première question : celle de la collision temporelle. Tout au long de A Humument, Phillips s’amuse en effet à moderniser le poussiéreux roman de Mallock, pointant en son sein des mots qui semblent faire allusion à la technologie contemporaine. Par exemple, sur la page 9 de A Human Document, Phillips trouve les mots « face » et « book » ; il les sélectionne et les relie (« three miniatures in her face book »), pour obtenir, non sans une pointe d’ironie, le nom du plus célèbre des réseaux sociaux contemporains. Un phénomène analogue se manifeste en bas à droite de cette même page : « Look at her book ; her book now in the app of this volume ». Ailleurs, se dévoile une allusion à la pratique du sms (« text him now », portion supérieure de la p. 263). Et l’on pourrait multiplier les exemples à l’envi.

« fresh to me a usb » : c’est là, en première analyse, une affaire de connexion. Par là même, « usb » renvoie à ce qui constitue tout à la fois un véritable mot-clé et un leitmotiv dans la trame de A Humument : c’est le mot « connect ». Ce dernier apparaît désormais, et ce n’est pas un hasard, sur la couverture même de la version finale de l’ouvrage : « now the arts connect ». Il serait évidemment impossible d’en désigner ici toutes les occurrences. En règle générale, le mot « connect » apparaît précédé d’un adverbe (du type « merely », « oddly », « only »). Ainsi, les deux bords de la page 251 accueillent les mentions : « oddly connect » et « at last he wrote in his diary, only connect » [11]. De manière plus révélatrice, sur la page 128 (en bas à droite), la notion de « connect » est posée comme source d’inspiration pour l’écriture poétique elle-même : « My little muse was connect-connect ». Dans la mesure où, pour Phillips, tout le projet A Humument réside précisément dans cette idée de « mise en relation » (il s’agit bien de reconnecter les mots entre eux et, par-delà, de connecter les arts), alors la notion de « usb » pourrait en donner une image assez percutante, condensée à l’extrême. Du reste, il est assez amusant de constater que le logo représentant conventionnellement la notion de « usb » ressemble assez, pour autant qu’on le regarde sous le bon angle, aux ruisselets que Tom Phillips trace patiemment dans les pages du roman de Mallock.

 

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[8] T. Phillips, A Humument. A Treated Victorian Novel, London, Thames & Hudson, 2012 (5e édition).
[9] Ce rapport à la brûlure n’est d’ailleurs pas sans évoquer les expérimentations menées, directement sur le support pelliculaire, par le cinéaste américain Paul Sharits, tout particulièrement dans la dernière période de son œuvre (Tails en 1976 et Bad Burns en 1982). A ce sujet, voir L. Belloï, « Frottements d’images : les films tardifs de Paul Sharits », dans RANAM (Recherches Anglaises et Nord-Américaines, Université de Strasbourg), n°47, 2014, pp. 23-29 (« The Déjà-Vu and the Authentic in Anglophone Culture : Contacts, Frictions, Clashes », numéro dirigé par Anne Bandry-Scubbi).
[10] Fait notable et assez amusant : à revenir sur la page 81 du roman de Mallock, l’on se rend compte qu’elle contient en fait un poème rédigé par Grenville, le personnage principal du texte-tuteur. C’est au moment même où, par une manière de décrochage générique, le roman victorien donne à entendre une parole poétique que Phillips choisit délibérément d’étouffer cette dernière, comme si, en Grenville, il voyait, ironiquement, un rival d’écriture qu’il conviendrait de bâillonner sans autre forme de procès.
[11] Only Connect est également le titre d’une aquarelle composée par Tom Phillips en 2012 (à voir sur le site de Tom Phillips). Comme plusieurs critiques l’ont fait observer – et comme Phillips le reconnaît lui-même explicitement –, il convient de voir là un hommage à l’écrivain anglais E. M. Forster et, plus spécifiquement, une référence au roman Howards End (1910) : « Only connect ! That was the whole of her sermon. Only connect the prose and the passion, and both will be exalted, and human love will be seen at its height. Live in fragments no longer. Only connect, and the beast and the monk, robbed of the isolation that is life to either, will die »). Cette notion de « only connect » formera du reste la base même d’une page entière de A Humument (p.  325).