Les plumes des Poquettes volantes.
De l’éditeur à l’éditaire
- Stéphane Meunier
_______________________________
Le point de vue de l’éditaire
Les soixante-deux petits volumes des Poquettes volantes, publiés entre 1965 et 1979, conforment une surprenante mosaïque. Les livres sont d’une étonnante légèreté, et d’un format extraordinairement menu. Chaque couverture, en papier bristol, est de couleur différente. Les titres en anglaise laisseraient croire à un contenu classique. Et pourtant, à ouvrir au hasard quelques opuscules, on découvre des œuvres aussi avant-gardistes qu’imprévisibles : des poèmes, des photographies, des gravures, des contes, un flip book… Mélange de genres et de media dont l’anarchie contredit la cohérence attendue d’une collection éditoriale : à l’évidence, leur éditeur cherchait à surprendre son destinataire, dans un pied de nez à la bienséance commerciale. Mais qui est, au juste, ce destinataire ? C’est-à-dire, quel est ce point de vue [20], qui perçoit les signes de l’éditeur ? Tout d’abord, il est utile de rappeler que Gérard Genette définit le péritexte éditorial comme une « zone » [21] du livre dont l’éditeur est responsable, et qui comprend « la couverture, la page de titre et leurs annexes », mais aussi les divers aspects de la réalisation matérielle du livre : « le choix du format, du papier, de la composition typographique, etc. » [22]. Dans une perspective sémiotique, précisons que ce péritexte, qu’Emmanuël Souchier considère comme un texte à part entière – le « texte second » [23] –, et donc possiblement connoté, se constitue de signes linguistiques, mais aussi iconiques et plastiques – dont la structure signifiante a été théorisée par le Groupe µ [24]. L’auteur et l’éditeur, destinateurs coexistant par le livre, auraient pour destinataire, soit le lecteur (une personne qui fait une « lecture intégrale » [25] du texte), soit le public (groupe qui, au-delà des lecteurs, englobe « des personnes qui ne lisent pas nécessairement » [26]). Or, ces définitions, selon nous, ne rencontrent pas le point de vue récepteur des signes éditoriaux. Effectivement, le lecteur, qui aurait décodé l’entièreté du contenu d’un livre, péritexte compris, n’a pas forcément accès à l’articulation d’une collection éditoriale, phénomène qui dépasse celui du livre isolé. En outre, les termes « lecture », « lecteur », sont idéologiquement connotés, qui rappellent l’obédience du livre à l’impérialisme du verbe, et ne confèrent à l’image qu’une fonction illustrative. Il nous faut donc imaginer une personne, réceptrice des signes linguistiques, iconiques, et plastiques, de l’ensemble de la production d’un éditeur, et que l’on nommerait éditaire [27]. Ce destinataire posséderait une connaissance générale des normes éditoriales (il serait capable, par exemple, de distinguer une édition de poche d’une édition princeps). Dans les faits qui nous concernent, ce genre d’individu existe : le Daily-Bul compte plus d’une centaine de passionnés, qui depuis la naissance des éditions, acquièrent un exemplaire par publication. Ils possèdent d’ailleurs un numéro attribué, au sein des tirages courants et/ou des tirages de tête. Par ailleurs, à l’occasion de la Foire du livre de Bruxelles, nous avons nous-mêmes vendu plusieurs collections complètes des Poquettes volantes… Collectionneur ? Bibliophile ? Lecteur spectateur, collecteur passionné ? Peu importe l’intention ; tant qu’est plausible le point de vue de l’éditaire, le discours de l’éditeur existe inéluctablement. En outre, au vu de la tendance des animateurs du Daily-Bul à « brouiller les pistes », et du second degré qui les caractérise, nous ne prétendrons pas, dans cet article, rendre compte d’une quelconque intention d’éditeur [28] – pente par trop savonneuse. Nous proposons plutôt une analyse des signes éditoriaux, du point de vue de l’éditaire, et à l’aune d’un échantillon de livres bul.
Des signes éditoriaux bul : redondante polyphonie, impertinente variation
Face à l’ensemble des Poquettes volantes, l’éditaire rencontre une évidence, qu’il semble opportun d’interroger : d’un livre à l’autre de sa collection, l’éditeur se répète et varie. Il se répète, par un certain nombre de signes, de types linguistique, iconique et plastique. Si cette remarque peut paraître triviale, elle n’en reste pas moins primordiale. Car il semblerait que ces signes péritextuels offrent à la parole d’éditeur sa redondance – condition de tout langage. Notons par ailleurs que ces signes répétés, comme le nom de la maison d’édition, le titre de la collection, le choix d’une police de caractères… fonctionneraient tels un métalangage [29], par rapport aux productions auctoriales. De celles-ci, l’éditeur décrit l’appartenance, dans la zone péritextuelle, à des ensembles enchâssés, collection et maison d’édition, dont il assume l’existence et la communication [30]. D’autre part, le moyen dont use André Balthazar pour varier, ce sont les créations d’auteurs, précisément choisies, triées, au sein du vaste répertoire de toutes les possibilités de publications – incarnées par le grand nombre de manuscrits spontanés que l’éditeur se devait de refuser. De la redondance des signes éditoriaux péritextuels, et de la variation des productions auctoriales, naît donc l’articulation éditoriale. Pour commencer, aventurons-nous en péritexte, afin d’entendre ce que ses signes ont à nous dire de l’esprit bul.
La couverture (fig. 3) et la page de titre (fig. 4) des Poquettes volantes offrent à lire les catégories habituelles de signes éditoriaux. A commencer par le nom de la maison d’édition, « Daily-Bul », qui n’est autre, à l’origine, que le titre du Moniteur de la Pensée Bul et de l’Académie de Montbliart, revue animée par Pol Bury et André Balthazar, dès 1957. « Daily-Bul » est forgé par imitation des titres de quotidiens anglais, Daily Mail, Daily Telegraph, Daily Mirror… Or, il suffit de comparer « Daily-Bul » à d’autres noms de revues et d’éditions, typiquement surréalistes, comme L’Invention collective, Les lèvres nues, ou Le Ciel bleu, pour percevoir une disconvenance humoristique, due à l’immixtion d’un signe de la presse à grand tirage, réputée populaire et commerciale, dans un contexte avant-gardiste élitaire. « Bul », second lexème du mot composé, se distingue par sa polysémie. Il est tiré du mot « boule », par syncope et apocope, suppressions phoniques que l’on doit aux sympathies du jeune André Balthazar pour un professeur de roumain en exil de l’ULB, qui enseignait, non sans peine, la prononciation du « u » roumain (correspondant, à l’oral, à un « ou » nasalisé). Mais surtout, « bul » gagne en poly-isotopie, renvoyant à la fois à la boule – le volume de la sphère, qui passionne le sculpteur Pol Bury –, au chapeau boule de Magritte, ou encore à la légèreté vagabonde de la bulle.
[20] En conclusion de ses Eléments de sémiologie, Roland Barthes prévient que pour « construire un simulacre des objets observés », ou accomplir une recherche de sémiologue, il faut accepter le principe linguistique de pertinence, qui consiste à ne décrire les faits rassemblés que d’un seul point de vue, de manière à ne retenir que les traits pertinents pour celui-ci. (R. Barthes, L’Aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1985, p. 80).
[21] G. Genette, Seuils, Paris, Seuil, « Points/Essais », 1987, p. 21.
[22] Ibid.
[23] E. Souchier, « L’image du texte. Pour une théorie de l’énonciation éditoriale », art. cit., p. 144.
[24] Groupe µ, Traité du signe visuel. Pour une rhétorique de l’image, Paris, Seuil, « La couleur des idées », 1992.
[25] G. Genette, Seuils, Op. cit., p. 79.
[26] Ibid., p. 78.
[27] Nous forgeons ce terme, en imitant l’opposition, décelée en narratologie par Gérard Genette, entre narrateur et narrataire, elle-même fondée sur celle proposée par A. J. Greimas, entre destinateur et destinataire (G. Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 227).
[28] A l’évidence, il importerait de différencier, conceptuellement, l’éditaire réel, empirique, de l’éditaire modèle, programmé par les intentions de l’éditeur ; ces précisions feront l’objet de recherches ultérieures.
[29] « Lorsque le langage articulé, dans son état dénoté, prend en charge un système d’objets signifiants, il se constitue en « opération », c’est-à-dire en métalangage » (R. Barthes, L’Aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1985, p. 80). Il ne nous a pas semblé problématique, suite à la lecture du Traité du signe visuel du Groupe µ, d’étendre la notion de métalangage à d’autres types de signes que celui du verbe.
[30] Plus concrètement, nous avons vécu cette situation professionnelle où André et Jacqueline Balthazar désignaient leurs livres, par exemple dans le but de les ranger sur un étal, à l’aide des seuls noms de collection, dont le signifié n’était plus constitué que des livres ainsi désignés.