Les plumes des Poquettes volantes.
De l’éditeur à l’éditaire

- Stéphane Meunier
_______________________________

pages 1 2 3 4 5
résumé
partager cet article   Facebook Twitter Linkedin email

Fig. 1. F. Dumont, La Liberté, 1948

Fig. 2. F. Dumont, La Liberté, 1948

Si la pensée bûl s’égare parfois et n’a pas toujours à faire dans ce parterre d’amis qui l’aiment, elle y étale toujours sa liberté, la liberté qu’elle prend d’aimer [1].

 

Tels sont les mots choisis par André Balthazar pour évoquer l’esprit de sa revue, de ses éditions, et les nombreux collaborateurs du Daily–Bul. Explorant la production bul, Frédérique Martin-Scherrer décrit un « esprit d’“édition de création” » [2], vertigineux d’inventivité et d’humour. La lecture de son article nous fut enthousiasmante, car, ayant eu la chance d’assister André Balthazar dans son travail, et d’échanger avec lui sur ses pratiques et valeurs, il nous était également apparu que le poète s’exprimait, à travers l’acte éditorial, non moins que par ses écrits. Or, comment analyser l’expression d’un éditeur ? Peut-on rendre compte de l’empreinte laissée par cet acteur, dont le rôle confine à l’effacement [3] ? La fonction de l’éditeur différerait, selon qu’il publie des livres de texte, des livres illustrés – qu’Yves Peyré nomme livres de dialogue [4] – ou des livres d’artiste, dont Anne Moeglin-Delcroix définit l’esthétique. En outre, le livre lui-même change de signification, suivant qu’il reste fidèle à l’écrivain, ou au contraire lui échappe, au profit du plasticien. Côté littéraire, l’acte éditorial « aménage, adapte le texte au support de lecture au point d’en déterminer les conditions et modalités de réception » [5]. L’objet-livre est alors une « forme-sens induite par le texte », « mesure de l’aptitude du texte à la lecture », dont l’éditeur serait « le maître d’œuvre » [6]. L’intervention éditoriale y est le fruit d’une « poétique ou d’une esthétique », puisque l’éditeur « évalue la force de rupture de l’œuvre » [7]. Dans la publication de livres de dialogue, lorsque la collaboration n’est pas initiée par l’écrivain et l’artiste eux-mêmes, l’éditeur joue un rôle d’« architecte » [8], concevant cette dernière, et assurant la production du livre. Au contraire, constate Anne Moeglin-Delcroix, dans le cas du livre d’artiste, l’autoédition est monnaie courante ; et si éditeur il y a, il est d’une importance secondaire, puisque « les artistes cherchent à être de bout en bout responsables de leurs livres, dont ils sont les seuls maîtres d’œuvre, même quand ils n’en sont pas les éditeurs » [9]. C’est que l’artiste s’approprie la forme du livre (l’universel codex) et lui imprime son discours, iconico-plastique et/ou linguistique, atteignant à une unité formelle autonome : il ne laisse à l’éditeur que le choix d’intégrer cette dernière à son catalogue – qui ne possède le plus souvent aucune unité graphique. Entre ces trois pôles, où situer l’éditeur des Poquettes volantes ? Partout et nulle-part : si le Daily-Bul abrite des livres de texte et de dialogue, il fut par ailleurs l’un des premiers éditeurs de livres d’artiste, sur le plan international. L’œuvre d’André Balthazar se joue de toutes les normes éditoriales. Non seulement parce que texte et image s’y entrelacent de la manière la plus inattendue [10], mais aussi parce que l’éditeur agence des signes, dans l’espace de ses livres, qui dévoilent son énonciation. Il détourne la « banalité quotidienne » [11] du livre, y assumant une poétique dérisoire, dont les marques enveloppent la production auctoriale. De ce phénomène, la collection des Poquettes volantes nous paraît exemplaire. Et nous voudrions en tirer, outre un sommaire simulacre, quelques déductions théoriques, plus questionnantes que péremptoires. C’est qu’il faut un peu d’audace, pour interroger ces drôles d’oiseau, et décrire la texture de leurs organes. Commençons d’ailleurs par observer le nid dont ils tombèrent, en toute désinvolture.

 

Avant-garde belge, auto-édition et semi-bibliophilie

 

      Savoir qu’André Balthazar fut poète et artiste, tout autant qu’éditeur, permet de mieux comprendre son inventivité, et son besoin d’indépendance à l’égard des normes éditoriales. Mais qu’un poète et bibliophile avant-gardiste endosse le rôle d’éditeur de son propre groupe n’est pas nouveau. Cet habitus a son histoire belge, qui remonte selon nous au lendemain de la Première Guerre mondiale [12]. Le poète dadaïste anversois, Paul Neuhuys, crée alors une revue et des éditions, nommées Ça ira ; parallèlement, l’écrivain Franz Hellens, installé à Paris, anime la revue et les éditions du Disque vert ; en 1935, le groupe Rupture réuni à La Louvière autour d’Achille Chavée, produit une revue, Mauvais temps, ainsi que les Editions des Cahiers de Rupture, puis les Editions du Groupe surréaliste en Hainaut, et au sortir de la Seconde guerre, en hommage à Fernand Dumont, disparu dans les camps, les Editions de Haute Nuit (figs. 1 et 2; Marcel Mariën, photographe et écrivain du groupe surréaliste bruxellois, fonde en 1940 les éditions L’Aiguille aimantée, puis la revue Les Lèvres nues et la collection Le Fait accompli en 1968 ; le poète Christian Dotremont crée les Editions du Serpent de Mer en 1943, puis dirige les Editions Cobra ; le poète André Blavier est l’éditeur de Temps mêlés, revue et éditions éponymes ; quant aux Editions Phantomas, elles sont dirigées par Théodore Koenig, Joseph Noiret, et les frères Piqueray. Les éditions nées en « Belgique sauvage » [13] sont le plus souvent illustrées – l’image n’y joue qu’un rôle secondaire, qui agrémente le verbe –, imprimées avec soin, et numérotées : elles sont le fait d’écrivains bibliophiles. Un tirage de tête, sur grand papier, accompagne le tirage courant, qui dépasse rarement les huit-cent exemplaires – plutôt en raison de moyens limités que d’une quelconque recherche d’effet de rareté. Notons d’ailleurs que ces écrivains éditeurs avant-gardistes, avant tout soucieux de leur liberté, ne tiraient aucun bénéfice financier de leur activité, ainsi qu’en témoigne la trajectoire d’André Balthazar [14]. Leur satisfaction tient avant tout de l’amour du livre, dont Pol Bury, bien qu’ayant pris ses distances avec le surréalisme, ne se cache pas d’être animé :

 

Tout compte fait, l’origine de ce goût des livres, il faut aller la chercher chez les surréalistes qui ont tant fait dans ce domaine. Etait-ce parce que les grosses têtes du surréalisme étaient des écrivains que les peintres se sont mis à leur service avec autant de zèle ? En retour, ils ont beaucoup écrit sur leurs œuvres, ce qui a donné des catalogues d’une richesse qu’on ne peut comparer avec ce qui a été fait par d’autres mouvements picturaux [15].

Lors de la création des Editions de Montbliart en 1955, André Balthazar, étudiant en romanes, âgé de vingt-et-un ans, hérite du trésor de la bibliophilie avant-gardiste, par l’entremise de Pol Bury, qui a participé à la plupart des avant-gardes belges, et contribue à leur diffusion, depuis sa Librairie de la Fontaine, à La Louvière. C’est « la passion du livre en soi » qui a motivé André Balthazar à devenir éditeur : « j’ai toujours été un lecteur bibliophile, bibliothécomaniaque » [16], nous a-t-il confié. L’autoédition, avant-gardiste et semi-bibliophilique, est donc une tradition moderniste belge. Et le Daily-Bul puise dans ce code – tout aussi arbitraire que celui de la mode [17] –, constitué d’une « série de contraintes » [18], qui correspondent à des attentes subjectives chez le destinataire. Cependant, qui dit modernité, dit aussi « tradition de la rupture » [19].

 

>suite
sommaire

[1] A. Balthazar, « La Légende du Daily Bul », dans La Belgique sauvage, Bruxelles, Phantomas, 1971, pp. 296-297.
[2] Fr. Martin-Scherrer, « Le Daily-Bul, édition d’artiste(s) », Textimage, Varia 5, printemps 2016, p. 6 (consultée le 3 août 2018).
[3] L’acte d’éditeur est un « travail le plus souvent discret, peu visible, implicite » (B. Ouvry-Vial et A. Réach-ngô, L’Acte éditorial. Publier à la Renaissance et aujourd’hui, Paris, Classiques Garnier, « Etudes et essais sur la Renaissance », 2010, p. 7).
[4] Y. Peyré, Peinture et poésie. Le dialogue par le livre, Paris, Gallimard, 2001, p. 6.
[5] B. Ouvry-Vial et A. Réach-ngô, L’Acte éditorial. Publier à la Renaissance et aujourd’hui, Op. cit., p. 8.
[6] Ibid., p. 10.
[7] Ibid., p. 16.
[8] Terme employé par Guy Lévis Mano, éditeur des surréalistes français. (A. Moeglin-Delcroix, Esthétique du livre d’artiste. 1960/1980. Une introduction à l’art contemporain. Nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Le mot et le reste / Bibliothèque nationale de France, 2012, p. 26).
[9] Ibid. 
[10] Pour une analyse de l’intermedia, à l’échelle de tout le catalogue du Daily-Bul, nous renvoyons derechef à l’article de Fr. Martin-Scherrer, « Le Daily-Bul, édition d’artiste(s) », art. cit.
[11] E. Souchier, « L’image du texte. Pour une théorie de l’énonciation éditoriale », Les Cahiers de médiologie, n°6, 1998/2, p. 140.
[12] Nous n’ignorons pas le rôle majeur joué par l’éditeur Edmond Deman, qui soignait particulièrement le graphisme de ses tirages courants. Cependant, Edmond Deman n’était ni poète ni artiste, mais exclusivement éditeur.
[13] Ainsi s’intitule le tiré à part du n° 100/111 de la revue Phantomas : ses auteurs désignent par « Belgique sauvage » l’ensemble des avant-gardes issues du dadaïsme et du surréalisme belges.
[14] André Balthazar, ne tirant aucun profit, ni de ses éditions, ni de sa poésie, a travaillé toute sa vie durant : d’abord comme professeur de français, à l’Athénée Provincial Warocqué, puis comme professeur de littérature à La Cambre. Il a aussi créé et dirigé le Centre de la Gravure et de l’Image imprimée, à La Louvière. Du reste, le Daily-Bul avait le statut d’association sans but lucratif (asbl).
[15] E. Ionesco et A. Balthazar, Pol Bury, Bruxelles, Cosmos, 1976, p. 98.
[16] Interview d’André Balthazar, réalisée par nos soins en 2009, et dont l’article suivant reproduit des extraits : J. Galoppin et S. Meunier, « A propos d’André Balthazar », dans Projections. Revue culturelle pluridisciplinaire, 18 janvier 2016 (consultée le 3 août 2018).
[17] Voir R. Barthes, Système de la mode, Paris, Seuil, « Points/Essais », 1967.
[18] Groupe µ, Rhétorique générale, Paris, Librairie Larousse, 1970, p. 37.
[19] O. Paz, Point de convergence. Du romantisme à l’avant-garde, Paris, Gallimard, « Les Essais », 1974.