Territoires autobiographiques :
récits-en-images de soi
Présentation
- Philippe Maupeu
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Sophie Calle, disions-nous, joue beaucoup de ce statut flottant de l’altérité et de la supposée valeur testimoniale de la photographie (argentique) dont on a peut-être surévalué la dimension indicielle de trace, d’empreinte laissée par la lumière : ça a été, écrivait Roland Barthes, auquel François Soulages, dans Esthétiques de la photographie, oppose un tout aussi problématique « ça a été joué » [8]. La mise en scène, la fiction, sont une constante de l’œuvre de Sophie Calle. Sept livres illustrés de photographies composent sa série des « Doubles-jeux » : réponse ludique au Léviathan de Paul Auster qui se serait inspiré de la vie de Sophie pour créer le personnage de Maria [9]. En retour, Sophie remercie Paul Auster « de l’avoir autorisée à mêler la fiction à la réalité ». La coupure entre le je énonçant et le il est mise en scène dans une parodie des codes du roman policier dans La Filature, dispositif au cœur du quatrième tome de la série, intitulé « A suivre » :
Selon mes instructions, écrit Sophie Calle, dans le courant du mois d’avril 1981, ma mère s’est rendue à l’agence Duluc détectives privés. Elle a demandé qu’on me prenne en filature et a réclamé un compte rendu écrit de mon emploi du temps ainsi qu’une série de photographies à titre de preuves [10].
… preuves du « ça a été joué », en l’occurrence. Elle demande ensuite à un ami de prendre le détective en filature et de le photographier. Ce mauvais scénario policier – on n’apprendra rien sur Sophie et on ne cherche rien sur elle – distribue dans des rôles convenus les instances du il suspect et du je détective. Mais Sophie Calle va plus loin : « la multiplication des preuves photographiques, écrit Jean-Paul Guichard [11], forme un écran impénétrable qui rend impossible tout accès à ce qui fonde l’autobiographie ou l’autofiction : l’intime ». La visibilité se fait opacité.
Cette opacité du visible, artistement reconquise par Sophie Calle, semble contrevenir à l’impératif de clarté qui était au fondement de la tradition médiévale de l’écriture de soi, telle qu’un Dante la formulait dans un passage célèbre du Convivio, II, 2, et qui sera au cœur de l’entreprise de Rousseau. On sait en effet la double légitimation que Dante reconnait à l’écriture autobiographique. Parler de soi relève de l’éloge et du blâme, or que l’écrivain fasse l’éloge ou le blâme de soi, il s’expose toujours au soupçon de faux témoignage. A cette réserve qui porte sur l’écriture de soi, Dante accorde deux dérogations : on peut se raconter pour répondre à la médisance et rétablir la dignité du nom propre bafoué ; on peut se raconter également si sa vie exemplaire souscrit au récit de conversion, dans le but d’édification d’autrui. Dante place la première autobiographie, apologétique, sous le patronage de Boèce et la seconde, édifiante, sous celle d’Augustin. Le récit auto-apologétique, dans la tradition rhétorique judiciaire, était censé développer une narratio dilucidia, claire, propre à dissiper toute insinuation ou accusation [12]. L’image (et son usage dans le récit-de-soi contemporain) tombe-t-elle sous le coup de ces impératifs rhétoriques ? Est-on aussi sûr d’en avoir fini avec les cadres éthico-narratifs de l’autobiographie apologétique et de la confession ? La première émission de télé-réalité française, « Loft Story », comportait bien un prétendu « confessionnal »… en réalité un dispositif de type judiciaire où le candidat, à l’écart de ses congénères, se livrait au jeu de l’accusation et de la médisance pour les délices du public voyeur pris à témoin. Le Journal de Fabrice Neaud, dont nous parlions plus haut, relève de l’aveu (le coming out de son homosexualité et de la souffrance qui lui est liée), voire d’une confession publique, d’une exposition de soi qui tend vers l’exhibition. La tradition elle aussi médiévale de l’image infamante (née dans l’Emilie et la Toscane du XIVe siècle [13]) se prolonge dans l’image photographique utilisée comme preuve, preuve à charge. Mais l’on voit combien un travail comme celui de Sophie Calle met en échec ce ressort prégnant du jugement judiciaire (ou tout simplement de la condamnation morale) dans l’exposition médiatique de soi. L’image de soi devient écran, masque. Le récit visuel de soi vient heureusement troubler autant qu’élucider l’identité du sujet, et lui restitue sa part essentielle d’ombre et d’opacité. A l’heure de l’exposition médiatique de soi, à l’heure d’une assignation hégémonique du sujet à l’impératif de visibilité, les enjeux portés par l’autobiographie en images paraissent tout autant politiques et anthropologiques qu’esthétiques.
Mais l’écriture de soi n’est pas réductible à la rhétorique judiciaire de l’aveu ou de la confession. Philippe Braunstein, dans un chapitre de l’Histoire de la Vie privée, rappelle que pour les marchands de l’Italie ou de l’Allemagne du Sud, à partir du XIVe et du XVe siècle, il s’agit également de léguer à la mémoire familiale une image exemplaire de soi en héritage ; le « livre de raison », parfois hérité du père pour être transmis au fils, doit laisser du marchand le registre d’une bonne gestion des biens patrimoniaux, temporels et spirituels. Il s’agit, selon Braunstein, de « défendre de l’oubli toutes les parcelles d’un territoire, c’est-à-dire d’un patrimoine matériel mais aussi spirituel » [14]. Le Trachtenbuch – Livre des costumes – illustré de 137 aquarelles, que Matthäus Schwarz légua, dans deux manuscrits similaires, à ses deux fils, est à la fois un témoignage des évolutions de la mode à visée historique ou documentaire, et un roman de vie à lire à la lumière des notations biographiques dont Schwarz accompagne chacune de ces images : depuis « le premier vêtement qui le porta, écrit Schwartz, à savoir le ventre de ma mère » [15]. Chez Matthäus Schwarz se fait jour l’idée d’une saisie rétrospective du temps vécu par l’image. La médiation de l’image dans la construction de l’histoire personnelle ou familiale s’est accélérée au XIXe siècle avec le développement et la démocratisation de la pratique photographique [16]. La photographie joue souvent le rôle de catalyseur du récit, ou d’appel lancé à la mémoire car la photographie, écrit Jacques Roubaud, « me montre la première forme de l’invisible, celle de l’oubli » [17]. La photographie, c’est aussi du « temps pétrifié », et un défi lancé au récit pour le ranimer, le rappeler à la vie, ce qui ne va pas sans souffrance – toute photographie est une « épreuve ». Chez ces écrivains qui insèrent des photographies dans leur récit, comme Annie Ernaux, Le Clézio ou Winfried Sebald également – mais avec une indécision troublante chez lui quant au statut ontologique de l’image photographique – la photographie est médiation de soi à soi, et lieu d’une réappropriation mémorielle du vécu [18].
L’autobiographie en images, enfin, n’est pas nécessairement synonyme d’exposition (médiatique) de soi. Un tout autre geste autobiographique est celui du retrait, dans l’espace du Journal. Le journal d’auteur, à son état manuscrit, est le lieu d’un mouvement double, à la fois d’expansion et de projection formelle (coexistence et complémentarité du dessin et de l’écrit sur l’espace de la page) et de repli (un « pour soi »). Ecrit et dessin procèdent d’un même geste graphique – c’est la nature indicielle tout autant qu’iconique du dessin, l’empreinte laissée par la plume, le prolongement de la main et du corps de l’écrivain, qui vaut ici. On pense bien évidemment à Hugo ou Stendhal, ou à ce clerc italien, Opicinus de Canistris, pour qui les grandes feuilles de papier et de parchemin de son journal, c’est-à-dire la corporéité même du support graphique, sont le lieu d’un rassemblement du moi [19]. La co-référence du je et du il se fait dans le corps du manuscrit, en marge de l’institution éditoriale, et non plus selon les procédures et les modèles de la rhétorique judiciaire ou démonstrative, même si l’on ne peut congédier toute dimension rhétorique dans ce qui relève, pour ces journaux ou manuscrits, d’une communication non pas refusée mais différée [20].
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[8] Voir dans notre volume l’étude d’Anne-Cécile Guilbard, « De la photographie sans les images : la mère dans l’autobiographie fantôme d’Hervé Guibert », pp. 135-150.
[9] S. Calle, Double-jeux, Actes Sud, 1998 (sept volumes) ; voir « La règle du jeu » qui figure en tête de chacun des volumes du coffret et détermine les rapports du rôle joué par Sophie avec le personnage de Maria créé par Paul Auster dans Léviathan.
[10] Ibid., tome IV, « A suivre », p. 111.
[11] J.-P. Guichard, « Poker menteur : de la photographie comme preuve de l’existence de Sophie Calle », dans D. Méaux et J.-B. Vray (dir.), Traces photographiques, traces autobiographiques, Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint-Étienne, CIEREC, Travaux 114, « Lire au présent », 2004, pp. 73-81.
[12] Voir la Rhétorique à Hérennius : « In causa conjecturali narratio accusatoris suspiciones interjectas et dispersas habere debet ut nihil actum, nihil dictum, nusquam ventum aut abitum, nihil denique factum sine causa putetur. Defensoris narratio simplicem et dilucidam expositionem debet habere cum adtenuatione suspicionis » (« Dans la cause conjecturale, la narration de l’accusation doit comporter, glissés çà et là, des éléments éveillant les soupçons de telle façon qu’aucun acte, aucune parole, aucune allée et venue, rien en un mot ne semble avoir été accompli sans motif. La narration du défenseur doit consister en un exposé simple, clair et dissipant les soupçons ». (Rhétorique à Hérennius, éd. et trad. G. Achard Paris, Les belles lettres, 2003, II, 3, p. 32). Starobinski a montré dans son ouvrage classique sur Rousseau comment cette quête de la « transparence » dans l’entreprise de confession publique (protestante) suscitait en même temps un « obstacle » inhérent même au langage et à l’écriture de soi.
[13] Voir H. Bredekamp, Théorie de l’acte d’image, Paris, La découverte, 2015.
[14] Ph. Braunstein, dans Ph. Ariès et G. Duby (dir.), Histoire de la vie privée, t. 2, Paris, Seuil, « Points », pp. 528-618.
[15] Un banquier mis à nu. Autobiographie de Matthäus Schwarz, bourgeois d’Augsbourg, présenté par Ph. Braunstein, Paris, Découvertes Gallimard Albums, 1992, p. 114.
[16] Voir notamment dans notre volume la contribution d’Adèle Cassigneul sur l’album de famille de Virginia Woolf (pp. 109-122), et celle de Séverine Bourdieu sur François Bon (pp. 151-162).
[17] J. Roubaud, La boucle, Paris, Seuil, « Fiction & cie », 69 (§ 68) : « La photographie de nous enfant nous fascine ; parce qu’elle nous montre une scène où nous étions présents ; nous voyons que nous y étions ; nous nous y reconnaissons ; or nous ne nous souvenons pas de cette scène ; nous n’en avons rien vu. J’y étais, pas de doute, mais je n’ai rien vu ; tout ce que j’en vois, c’est une photographie. J’ai dû pourtant voir, j’avais des yeux ; j’en ai des souvenirs, dans le meilleur des cas ; j’ai aussi oublié. La photographie me montre la première forme de l’invisible : celle de l’oubli ».
[18] Voir V. Montémont, « Le pacte autobiographique et la photographie », Le Français aujourd’hui, 2008/2, n°161, p. 43-50.
[19] Voir notre article, « Opicinus de Canistris : quand la carte est le territoire », pp. 55-72.
[20] C’est particulièrement vrai des manuscrits de Pétrarque, annotés par lui, qui participent d’une exposition agencée de soi et d’un autoportrait de l’humaniste en lecteur, à la manière du studiolo de la Renaissance.