Territoires autobiographiques :
récits-en-images de soi

Présentation
- Philippe Maupeu
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Philippe Maupeu (dir.), « Territoires
autobiographiques : récits-en-images
de soi
 », Littératures, n°78, Toulouse,
Presses universitaires du Midi, 2018, 240 p.

      Dans Le Pacte autobiographique, Philippe Lejeune consacre un chapitre à André Gide sous le titre : « Gide et l’espace autobiographique » [1]. Quelques pages plus haut, le critique s’interroge sur le peu de considération que Gide et Mauriac affectent d’éprouver à l’endroit de l’autobiographie en comparaison au roman qui, selon Mauriac, « exprime l’essentiel de nous-mêmes », « en dehors de tout contrôle » exercé par soi sur soi-même, vérité échappée à la vigilance du regard introspectif. Ce jugement, à la défaveur apparente de l’autobiographie, désigne en réalité selon Lejeune « l’espace autobiographique dans lequel ils désirent qu’on lise l’ensemble de leur œuvre » [2], fiction comprise. Ce faisant, voici que s’introduit du jeu dans la définition toute « contractuelle » de l’autobiographie.
      Si l’image occupe une place marginale dans les travaux de Philippe Lejeune [3], elle ne nous invite pas moins à penser l’autobiographie en dehors des définitions trop normatives dans lesquelles, au corps défendant de celui qui l’a promue dans la recherche universitaire, la critique l’a trop souvent enfermée. Plutôt que de récit et de pacte on parlera donc ici d’espace ou de territoire autobiographique. Espace, champ, territoire autobiographique, ces termes se recoupent en partie, sans se superposer les uns aux autres. Il y est question, dans tous les cas, d’une extension voire une expansion spatiale, d’un champ dans lequel l’auteur « iconographe » userait des ressources conjointes du texte et de l’image (graphique, picturale, photographique, filmographique) afin non pas tant de résoudre ou d’éluder son identité de sujet que de la mettre à l’épreuve, l’essayer disait Montaigne, voire la troubler. Une aire au sein de laquelle il éprouverait les limites de son identité, sinon de son intimité – et là nous retrouvons une notion propre au territoire, espace (fût-il terra incognita à explorer) sur lequel l’autobiographe exercerait sa propre « langue » et sa propre juridiction.
      L’image introduit de l’hétérogène dans la pureté supposée générique des textes, et rend troubles les limites entre les genres, entre les régimes de vérité, entre autobiographie et fiction. Nulle définition canonique ne pourra rendre compte de la variété, de la diversité générique et formelle des récits-en-images de soi.  Les modalités, les finalités qu’ils visent et les paradoxes qui les traversent sont aussi divers que les périodes, les institutions littéraires et médiatiques ou les dispositifs discursifs et techniques dans et à travers lesquels ils s’exercent. De nombreux textes autobiographiques contemporains s’accompagnent d’images, de photographies ayant souvent valeur d’archives (chez Dominique Noguez, Annie Ernaux, Marie Ndiaye, Le Clézio entre bien d’autres) ; certaines collections éditoriales sont consacrées à une articulation entre visuel et verbal (« Traits et portraits » au Mercure de France par exemple) qui trouve dans l’outil numérique de nouvelles potentialités (blogs, journaux en lignes). Chez les plasticiens, depuis le Narrative art des années 1970 jusqu’à Sophie Calle ou Christian Boltanski, l’image cristallise des moments de vie et participe de l’élaboration du récit biographique, dans un rapport toujours indécis à la vérité et à la fiction. La bande dessinée elle aussi s’est faite autobiographique depuis les années 1990, d’abord aux Etats-Unis (d’Harvey Pekar, Robert Crumb et Art Spiegelman jusqu’à Craig Thompson ou Alison Bechdel), puis en Europe (Edmond Baudoin, Jean-Christophe Menu, David B., Marjane Satrapi ou Riad Sattouff pour le seul domaine francophone), sous des modalités et des esthétiques très diverses (de la stylisation « comics » d’un Spiegelman jusqu’au réalisme de Fabrice Neaud). Le champ de l’autobiographie s’en trouve considérablement élargi et reconfiguré, redonnant au suffixe graphein toute son ambivalence fertile – graphein c’est à la fois écrire et peindre. Peut-on penser cette diversité des mediums et des objets comme relevant d’une même intentionnalité et d’une même proposition, le « récit-en-mages de soi », qui se déclinerait selon des modalités diverses, propres à chaque médium ? Y a-t-il sens à questionner comme nous le faisons dans ce numéro de Littératures la représentation narrative de soi qui s’expérimente dans des objets aussi divers qu’un manuscrit de Pétrarque, un récit illustré de photographies d’Hervé Guibert ou un film d’Almodovar ?
      Peut-être faut-il prendre avant tout la question sous l’angle de l’énonciation. Car l’étymologie n’est-elle pas trompeuse ? L’homonymie du graphein ne recouvrerait-elle pas plutôt deux gestes, se peindre et se raconter, en réalité inconciliables ? Si la photographie, écrit Daniel Grojnowski, est bien « médiatrice de fable » [4], le rapport de celle-ci à la vérité est toujours problématique, et l’on sait combien Christian Boltanski ou Sophie Calle ont joué de cette indécision. L’image ne connait pas le je qui est au fondement de l’écriture autobiographique, depuis Augustin en tout cas [5]. On voit comment, lorsqu’un récit autobiographique est illustré – pensons aux Confessions de Rousseau dans l’édition Dalibon, dans les années 1820 – le je s’objective alors en une troisième personne sur le plan de l’image, ce qui déporte le récit vers les codes romanesques sans que l’on puisse pour autant dire si cela fictionnalise le je-écrivant ou si cela atteste d’un rapport privilégié que le roman entretiendrait au XIXe siècle avec la vérité. Scission du je et du il. L’auteur de bande dessinée Fabrice Neaud, auteur d’un Journal fameux, dit la même chose : « En se dessinant en tant que personnage, écrit-il, le narrateur d’un journal dessiné réintroduit la dimension du “il” » [6].
      Que l’image soit introduite à l’initiative de l’éditeur (dans le cas de Rousseau) ou qu’elle participe pleinement du projet autobiographique, elle accuse l’altérité au sein du sujet. Certes, la co-référence du je énonçant et du je énoncé, solennellement affirmée dans le pacte autobiographique passé avec le lecteur, ne va pas de soi : elle est l’horizon, la limite vers laquelle tendrait l’autobiographie. Il n’y a que dans des énoncés fortement institutionnalisés que se vérifie la co-référence du sujet de l’énonciation et de la personne, « objet de référence identifiante » : c’est cet acte spécial d’énonciation, « l’appellation », dont parle Paul Ricoeur dans Soi-même comme un autre (« Moi, Rousseau ou Moi, Fabrice Neaud, né tel jour etc. ») [7]. Mais l’image, graphique ou photographique, lorsqu’elle illustre le récit autobiographique ou lorsqu’elle en est le déclencheur, vient creuser encore cette césure entre le sujet de l’énonciation et la personne existant au monde, objectivée en cette « troisième personne » dont on parle. L’image en miroir ou en regard du récit ouvre un entre-deux au sein du sujet : cette altérité offre-t-elle une échappée vers la fiction, ou au contraire participe-t-elle de l’expérience réflexive qui est celle d’une conscience de l’altérité au sein même du sujet, l’image dans le miroir me défiant en quelque sorte de la reconnaitre comme mienne ?

 

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[1] Ph. Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, « Points », 1996 [1975].
[2] Ibid., p. 41.
[3] Mais elle n’est pas pour autant absente : on relira entre autres deux textes délicieux, « autobiographiques » pour le coup, que Lejeune consacre aux effets de sidération suscités par le miroir déformant de la photographie, réunis dans Pour l’autobiographie. Chroniques, Paris, Seuil, 1998 (« Photos d’enfance », pp. 213-214, et « Autobiomaton », p. 215 sqq.).
[4] D. Grojnowski, Usages de la photographie, José Corti, 2011, p. 203.
[5] Elle ne l’a pas toujours été, voir la Guerre des Gaules de César.
[6] Cité par Th. Groensteen, « Autoreprésentation », Neuvième art 2.0 [consultée le 6 novembre 2018].
[7] P. Ricoeur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, « Points », p. 71.