Les collections illustrées de vulgarisation
littéraire éditées par Fayard et par Ferenczi :
des « objets Benjaminiens » de l’entre-deux-
guerres ?
- Jean-Michel Galland
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Fig. 6. Nombre d'éditions illustrées de luxe publiées
en France entre 1874 et 1945
Cette opinion du milieu bibliophilique sur les collections apparaît explicitement au travers des propos tenus par le critique d’art Noël Clément-Janin en 1932 :
L’intrusion dans la gravure sur bois de xylographes malhabiles et la formidable production qui, de 1919 à 1925, fut la conséquence de cette invasion, amena rapidement la pléthore puis la lassitude. Le lancement des collections Fayard et Ferenczi, qui se qualifiaient de «bibliophilie à bon marché », porta, non au bois, mais aux éditions ornées de bois, un coup sensible. Le bibliophile n’aime pas à rencontrer, hors du livre de luxe, les procédés d’illustration qu’on lui a prônés [22].
Les collections de Fayard et de Ferenczi se trouvèrent donc accusées, à juste titre sans doute, d’avoir provoqué le déclin du bois gravé dans l’édition de luxe.
La disparition des collections
Les deux collections continuèrent de paraître sous l’Occupation, du moins jusqu’en 1943 [23]. Leur publication reprit ensuite dans les années 1950 mais dans un format sans illustration ou à l’imagerie appauvrie. Elles disparurent au début des années 1960.
Les coûts de fabrication de ces ouvrages imprimés typographiquement avec des gravures sur bois étaient en effet devenus prohibitifs. Le bois gravé était par ailleurs depuis longtemps passé de mode. Le public, enfin, n’avait plus, semble-t-il, besoin d’un accompagnement imagé pour accéder à la littérature. Le « livre de poche » allait bientôt prendre le relai de la vulgarisation littéraire.
Les collections de Fayard et de Ferenczi : des « objets Benjaminiens » de l’entre-deux-guerres ?
Il nous a donc été possible, semble-t-il, d’« expliquer » l’essentiel de ces collections, de leur création à leur disparition.
Les questions techniques de reproduction des bois gravés ont été mentionnées de manière récurrente au cours de l’analyse effectuée. Il est apparu dès lors légitime de s’interroger sur la portée réelle de ces collections selon la pensée de Walter Benjamin. Nous tenterons donc ici, rapidement, un tel exercice au risque, bien connu, qu’il ne soit basé que sur une lecture superficielle de l’œuvre de ce philosophe [24].
Le cas de ces collections de romans illustrés de bois gravés semble, tout d’abord, être un exemple – de plus – d’un lien de causalité entre la disponibilité d’une technique de reproduction – ici celle des « clichés galvano » – et le lancement puis la réussite d’une entreprise de vulgarisation – double, dans le cas présent, celle de la littérature romanesque de l’époque et celle d’une nouvelle esthétique d’illustration –. Walter Benjamin aurait sans doute pu partager cette analyse. Sa pensée, cependant, va bien au-delà d’un simple appel à une démocratisation de l’art par une reproduction en masse, comme le précise Antoine de Baecque dans sa préface à L’Œuvre d’art… de Benjamin :
[…] son texte n’est pas le mode d’emploi technophile et progressiste d’un perfectionnement de l’œuvre grâce aux outils de la reproduction moderne qui permettraient une large diffusion, voire une démocratisation de l’accès à l’art [25].
Contemporain de la parution de ces collections, Benjamin les avait peut-être perçues d’ailleurs comme une entreprise de vulgarisation, certes, mais avant tout de l’idéologie de la petite bourgeoisie qui les avait conçues, même s’il y a, comme nous l’avons vu, quelques nuances entre les orientations des deux éditeurs.
A un second niveau d’interprétation, il peut sans doute être fait appel à la notion d’« aura » selon Benjamin. Les collections de Fayard et de Ferenczi pourraient alors apparaître comme une redoutable entreprise de dénonciation et de discrédit de l’« aura artificielle » dont souhaitait se nimber l’édition de luxe [26]. A défaut de pouvoir créer des œuvres uniques, ce secteur d’activité limitait en effet le tirage de ses ouvrages pour les réserver à une élite et en assurer la valeur. Il s’agissait en quelque sorte de les « auréoler » par un artifice. Bruno Tackels rappelle d’ailleurs que, pour Walter Benjamin, l’aura des œuvres d’art « classiques » est par essence artificielle :
L’authenticité de l’art authentique est au fond de n’en avoir aucune, de recevoir de l’extérieur son pouvoir auratique [27].
Le « demi-luxe » fit un premier travail de sape de cette édition bibliophilique et les collections de Fayard et de Ferenczi achevèrent la tâche. Mimant à grande échelle ses pratiques, elles mirent en quelque sorte à nu l’inanité de ses prétentions. François Chapon, par exemple, dresse le bilan suivant du livre illustré de luxe de l’entre-deux-guerres :
Admirable reflet d’une civilisation éphémère, elle [l’édition de luxe] n’est plus qu’un renseignement pour les sociologues. D’aucuns y apprécient encore l’ombre de leur jeunesse ou cette mélancolie qui s’attache à l’objet désaffecté, mais la vie n’anime plus ce fatras […] [28].
Au même titre que les collections ont contribué au déclin de la gravure sur bois dans l’édition de luxe, elles semblent donc bien avoir aidé également à dévaloriser cette activité de manière générale. Après un pic de production spéculatif en 1927, l’édition bibliophilique s’écroula, en effet, avant même l’arrivée de la crise économique (fig. 6) [29]. Ne résistèrent ensuite que le livre de peintre [30] ou, mieux, le « livre de dialogue » [31], œuvres plus créatives et plus authentiques [32] que l’édition de luxe courante, et, à un autre extrême, les séries sans prétention du Livre de demain et du Livre moderne illustré.
Au titre donc de cette action de destruction-régénération d’aura, les collections de vulgarisation de Fayard et de Ferenczi sembleraient bien être, comme la photographie ou le cinéma, des « objets Benjaminiens » de l’entre-deux-guerres.
[22] N. Clément-Janin, Essai sur la bibliophilie contemporaine de 1900 à 1928, Paris, René Kieffer éditeur, 1931-1932, p. 163.
[23] L’histoire des collections sous l’Occupation est traitée en détail dans la référence : J.-M. Galland, « La censure informe, les images parlent : politique et vulgarisation littéraire sous l’Occupation », Histoires littéraires, vol. XVIII, n° 69 (janvier-février-mars 2017), pp. 125-148.
[24] S. Weigel, « Les Chefs-d’œuvre inconnus dans la galerie d’images de Walter Benjamin. Sur l’importance de l’art pour l’épistémologie benjaminienne » dans G. Careri et G. Didi-Huberman (dir.), L’Histoire de l’art depuis Walter Benjamin, Colloque Paris Institut national d’histoire de l’art, 2008, Paris, Editions Mimésis, 2015, p. 14.
[25] W. Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Op. cit., p. 16.
[26] Nous résumons sous ce vocable d’édition de luxe ou d’édition bibliophilique l’essentiel de la production de livres de luxe ou de demi-luxe de la période. Il s’agissait souvent d’œuvres légères illustrées de manière facile, commanditées par des sociétés de bibliophilie.
[27] B. Tackels, Walter Benjamin : une introduction, Strasbourg, PU de Strasbourg, 1992, p. 67.
[28] F. Chapon, Le Peintre et le Livre : l’âge d’or du livre illustré en France, 1870-1970, Paris, Flammarion, 1987, p. 145.
[29] Pour mémoire, à la même période, Ferenczi doublait la fréquence de parution des titres du Livre moderne illustré.
[30] F. Chapon, Le Peintre et le Livre : l’âge d’or du livre illustré en France, 1870-1970, Op. cit.
[31] Y. Peyré, Peinture et poésie : le dialogue par le livre, 1874-2000, Paris, Gallimard, 2001.
[32] Les éditeurs de ces livres de peintre utilisaient aussi la plupart du temps l’artifice des tirages limités. La valeur de ces ouvrages reposait cependant avant tout sur l’œuvre créative de l’artiste et le niveau de « dialogue » que celui-ci atteignait avec le texte de l’auteur.