Les collections illustrées de vulgarisation
littéraire éditées par Fayard et par Ferenczi :
des « objets Benjaminiens » de l’entre-deux-
guerres ?
- Jean-Michel Galland
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Des lignes artistiques divergentes
Ayant pris l’initiative du lancement de ces collections illustrées de bois, Fayard put choisir ses graveurs, très sollicités en 1923. L’éditeur joua la carte de la « légitimité », en faisant appel à des illustrateurs renommés [16] : Baudier, Beltrand, Daragnès, Hermann-Paul, Lébédeff etc. Clément Serveau rencontra plus de difficultés au lancement de sa collection pour s’assurer le concours des artistes nécessaires et dut intervenir lui-même pour illustrer la moitié des titres.
Une certaine surenchère s’installa ainsi entre les deux séries. Quand Serveau fit appel, par exemple, à l’illustrateur bien connu Dignimont pour accompagner Les Innocents de Francis Carco, Fayard demanda à une autre figure de Montparnasse, le peintre Foujita, d’illustrer Le Roi Pausole de Pierre Louÿs.
Fayard et Ferenczi se « répartirent » ensuite les graveurs et plus d’une centaine d’entre eux, travaillant tous pour l’édition de luxe, œuvreront ainsi pendant vingt-cinq ans pour les deux séries.
Ces collections eurent en commun d’introduire auprès d’un large public une nouvelle manière d’illustrer. Outre leur graphisme généralement contrasté (fig. 3), les illustrations des deux séries rendaient en effet, pour l’essentiel, l’atmosphère des romans qu’elles accompagnaient et non telle ou telle scène de l’intrigue (fig. 4). Le Livre de demain et Le Livre moderne illustré ne comportent, par exemple, aucune illustration légendée, alors que c’était la règle pour les précédentes séries de vulgarisation comme La Modern’Bibliothèque de Fayard.
Les lignes artistiques des deux collections se différencièrent cependant au cours du temps. Fayard s’en tint à la gravure sur bois en noir et blanc tandis que Ferenczi et Serveau évoluèrent au contraire à plusieurs reprises à ce sujet, passant du noir et blanc aux bois en couleurs en 1928 – parallèlement à un doublement de la fréquence de parution de la collection, deux ouvrages par mois –, puis à des illustrations diverses en 1932, pour finalement revenir en 1936 aux stricts bois gravés en noir et blanc.
Les illustrations des collections divergèrent également en termes de « style ». Les caractéristiques des illustrations de la collection de Fayard restèrent à peu près identiques pendant tout l’entre-deux-guerres. Celles du Livre moderne illustré évoluèrent au contraire continûment, sous l’impulsion de son directeur artistique, vers plus de modernisme au point que, dans les années 1937 à 1939, cette collection puisse – presque – ressembler à une revue d’avant-garde (fig. 5).
Il y a donc une cohérence entre les lignes éditoriale et artistique des deux séries : tradition et constance chez Fayard, ouverture et évolution pour Ferenczi.
Un milieu bibliophilique réticent
Dès leur lancement, les collections « grand public » de Fayard et de Ferenczi suscitèrent commentaires et réactions de la part des divers acteurs du milieu bibliophilique, critiques, collectionneurs, artistes, éditeurs, libraires spécialisés etc.
Le critique d’art Claude Roger-Marx salua en mai 1923 la parution récente du Livre de demain dans sa rubrique l’« Art du Livre » du Mercure de France :
Fayard, en lançant le Livre de Demain, a compris que seule la gravure sur bois était susceptible de fournir une illustration d’un caractère vraiment typographique. Le bois, « ce paysan robuste et sans ruse », écrivait Lepère, se prête merveilleusement à la vulgarisation ; sa voie forte se fait entendre ; il crée sur la page de vigoureux contrastes autrement savoureux que les grêles clichés au trait ou que le gris sale et sans accents des similis. Au lieu de ces taches inutiles, voici la vie vraie [17].
D’autres critiques, comme Raymond Hesse, virent dans ces séries la concrétisation du rêve de « bibliophilie populaire » de l’éditeur Pelletan :
Chaque fois que l’art gagne du terrain nous devons nous en réjouir. La bibliophilie populaire n’était-ce pas le rêve du brave Pelletan lorsqu’il éditait Les Philippe de Jules Renard orné de bois en camaïeu de P. E. Colin, au prix de vingt francs. « On ne doit pas faire de l’art seulement pour les plus fortunés de ce monde et il faut penser aussi à ceux qui n’ont point de galerie ou de bibliothèque d’amateur et qui pourtant aiment et comprennent le beau », écrivait-il [18].
Mais les collections de vulgarisation de Fayard et de Ferenczi ne suscitèrent pas que des réactions positives. La Société Artistique de la Gravure sur Bois (S. A. G. B.) [19], par exemple, intenta en 1925 un procès pour « tromperie sur la marchandise » à l’encontre du seul Ferenczi au motif que les illustrations d’un titre du Livre moderne illustré [20] étaient de simples « reproductions sur zinc » et non des « bois originaux » comme arboré en page de titre par l’éditeur [21]. La S.A.G.B. savait bien que Ferenczi ne pouvait faire imprimer ses ouvrages en tirant les gravures à même les bois d’origine. Mais, pour le titre incriminé, l’éditeur s’était permis d’utiliser des « clichés de photogravure sur zinc », moins coûteux, mais moins fidèles, que les « clichés galvano » que l’édition de demi-luxe pratiquait sans trop s’en vanter. Ferenczi reconnut les faits mais non la tromperie et sa condamnation – symbolique – fut finalement cassée en 1926 pour vice de forme. Toute cette affaire apparaît en réalité comme une réaction du milieu de la bibliophilie vis-à-vis des collections « grand public » de Ferenczi, mais également de Fayard, perçues toutes deux comme dévalorisant son activité. Fayard, qui s’était lancé le premier, prit la précaution de ne pas s’écarter des pratiques du demi-luxe. Le développement pléthorique du « bois gravé original », avec l’arrivée de Ferenczi, inquiéta et fut à l’origine de cette réaction.
[16] La plupart de ces graveurs furent, par exemple, membres de la Société de la gravure sur bois originale : A. de Belleville de Vorges, Dictionnaire des graveurs de la Société de la gravure sur bois originale (S.G.B.O.), 1911-1935 : sociétaires et invités français et étrangers, Paris, L’Echelle de Jacob, 2001.
[17] C. Roger-Marx, « L’Art du livre », Mercure de France, n° 507, 34e année, Tome CLXIII (1er mai 1923), p. 786.
[18] R. Hesse, Le Livre d’après-guerre et les sociétés de bibliophiles 1918-1928, Paris, B. Grasset, 1929, p. 34.
[19] A la différence de la Société de la Gravure sur Bois Originale, à vocation essentiellement artistique, la S.A.G.B. s’apparentait plutôt à un syndicat de graveurs : A. de Belleville de Vorges, Dictionnaire des graveurs de la Société de la gravure sur bois originale (S.G.B.O.), 1911-1935 : sociétaires et invités français et étrangers, op. cit., p. 16. Cette société regroupait d’ailleurs des graveurs de création et des graveurs de reproduction. Il est dès lors assez logique que ce soit plutôt la S.A.G.B. et non la S.G.B.O. qui se porte partie civile dans cette affaire.
[20] R. Escholier, Dansons la trompeuse, bois originaux d’E. Jodelet, Paris, Ferenczi, « Le Livre moderne illustré » n° 3, 1923.
[21] « Gravures sur bois – Annonces mensongères – Tromperie – Infraction à la loi du 1er août 1905 », Annales des falsifications et des fraudes, 18e année, n° 201-202 (septembre-octobre 1925), pp. 447-448 et « Responsabilité pénale des patrons et chefs d’entreprise – Maison d’édition – Tromperie sur la nature des illustrations – Reproductions présentées comme gravures originales – Infraction à la loi du 1er août 1905 », Annales des falsifications et des fraudes, 24e année, n° 270 (juin 1931), pp. 254-256.