La scène de dévoilement.
Psyché et la peinture :
temps, instant, micro-instant
- Maxime Cartron
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Fig. 5. P. Subleyras, Amour et Psyché, 1732
Fig. 6. J. M. Vien, Psyché reconnaissant l’Amour
endormi, 1761
Fig. 7. L. Lagrenée, Psyché surprend l’Amour
endormi, 1768
Fig. 8. A. Coypel, Psyché contemple
l’Amour endormi, 1701
De l’invisible au visible
Dans la version de Subleyras (fig. 5), Psyché commence à dissiper les ombres. La concentration, sensible sur le visage de l’héroïne, traduit cette percée progressive de la lumière dans l’obscurité. Le visage développe ici un autre micro-instant : Psyché ne voit pas encore bien l’Amour mais commence à le distinguer ; on se trouve un peu plus loin dans le dévoilement, sans y être encore tout à fait. Le travail du regard en tant que travail de l’image n’est plus orienté vers la curiosité devant l’inconnu, mais vers l’effort de perception du corps étendu. La lumière se fait peu à peu, et la main de Psyché est toute proche, comme chez Luti, d’effleurer l’Amour. Ici, l’identification entre voir et toucher est presque totale [35] : la main gauche de Psyché opère pratiquement une jonction avec le pied d’Eros. Toucher le corps interdit au regard équivaut à en prendre possession, à briser l’interdit. Subleyras interprète la scène comme désir d’entrer en contact avec le mystère, de faire corps avec lui, ce qui explique ce contact. Chez Vien (fig. 6) cet érotisme, qui s’appuie sur la nudité ouverte et explicite des protagonistes, équivaut à la luminosité naissante. Le fantasme d’un rapprochement, voire d’une conjonction des corps relève du désir de lever le voile de l’identité, désir sexuel par excellence. C’est pourquoi, dans le tableau de Vien, Psyché soulève le drap masquant le corps d’Eros [36]. Plus que de curiosité ou de surprise, c’est de fascination qu’il s’agit ici : « le fascinant est le contemplé. Le fasciné est le contemplant. Le fascinus est la seule conjonction. La relation se dévore l’œil et se mange elle-même » [37]. Fascination de courte durée au demeurant, puisque le bras de Cupidon semble s’animer, comme pour renouveler l’étreinte amoureuse ayant précédé le sommeil.
Contemplation et ravissement
On comprend dès lors pourquoi le tableau de Louis Lagrenée (fig. 7) rend compte de l’effectivité de la reconnaissance par la langueur du regard de Psyché et de la posture de Cupidon : il relate un instant de pure jouissance visuelle, de ravissement. Le passage de l’invisible au visible est celui qui mène de la curiosité à la fascination en passant par la surprise. Lagrenée ne s’intéresse qu’au ravissement total de la contemplation, non aux micro-instants le précédant. Cela ne l’empêche pas au demeurant, à l’intention du spectateur, de rompre l’illusion en peignant Cupidon avec ses ailes qui, on le verra, exposent tout comme la goutte d’huile la fin à venir de cet instant de fascination. On peut noter que la reconnaissance suivie immédiatement de la contemplation éperdue d’admiration constitue une précision supplémentaire du micro-instant exploré par le peintre. D’ailleurs chez Coypel (fig. 8) l’Amour commence à ouvrir les yeux, à se réveiller. Comme l’écrit A. Gaillard, il s’agit d’un basculement dans le traitement du thème :
Coypel, au rebours non seulement de l’histoire mais aussi de toute la tradition iconographique, a dessiné Cupidon les yeux ouverts : comme la Psyché de 1699 était éveillée par Cupidon, Cupidon est montré « éveillé » par Psyché – le regard, lui aussi, plus ravi qu’endormi [38].
C’est avec Coypel que l’on est le plus loin dans la scène, si l’on se fonde sur le déroulement chronologique du texte-mythe. Comme on a pu l’observer, les peintres choisissent de représenter la même scène, mais l’interprètent différemment. Certains préfèrent mettre l’accent sur la surprise, d’autres sur la curiosité ou encore, comme Coypel, sur le ravissement, au point de modifier radicalement le sens du texte. Le regard n’est pourtant pas figé dans la stase de la contemplation, puisqu’il anticipe la suite du texte ou rappelle ce qui la précède. Emue par la beauté d’Eros, Psyché lâche la lampe, encore en suspension mais sur le point de tomber. La suspension n’est donc pas fixité, mais « appel d’air » vers l’après du ravissement.
Avant, après : reconstruire la scène
Chez Simon Vouet (fig. 9) également, la suspension du corps de Psyché permet de décrire la scène comme temporaire, comme instant sur le point de se dissoudre pour faire place à la suite de la fable. Le genou de Psyché, prenant appui sur le lit, sa position dans l’entre-deux (hors et dans le lit) traduit ce passage. Comme l’écrit Merleau-Ponty,
Le tableau fournirait à mes yeux à peu près ce que les mouvements réels leur fournissent : des vues instantanées en série, convenablement brouillées, avec, s’il s’agit d’un vivant, des attitudes instables en suspens entre un avant et un après, bref les dehors du changement de lieu que le spectateur lirait dans sa trace [39].
La scène est en quelque sorte un feuilleté. Vouet donne à imaginer l’après, celui de la reconnaissance analysée plus haut. L’avant quant à lui recouvre le désir de mort, encore présent avec le poignard que Psyché tient dans sa main serrée, prête à frapper. Or, le spectateur sait que ce meurtre n’aura pas lieu, puisqu’il voit l’Amour, le « monstre » le plus charmant qui soit [40]. Vouet situe sa scène dans cet entre-deux, et exhibe l’incertitude de la curiosité, dont la dimension temporelle est introduite par les éléments de l’avant (le poignard) et ceux de l’après (la découverte d’Eros). Rien de bien différent des peintres dont nous avons observé les œuvres précédemment, semble-t-il. Pourtant, la question des traces temporelles oriente la perspective différemment.
Dans le dessin d’Edouard Wattier (fig. 10), on relève la même valeur herméneutique des postures du corps. Comme chez Vouet, Psyché, de profil, est encore dans l’incertitude, tandis que le spectateur, éclairé par sa lampe, voit déjà Cupidon de face. Dans les deux cas, Psyché se penche pour distinguer l’Amour. Elle plonge dans la curiosité tout en indiquant au spectateur la continuité de ce mouvement. Moyen s’il en est de figurer la narrativité de la scène comme instant de l’entre-deux, de laisser des marques du passage des micro-instants dans la structure du tableau.
[35] Sur cette question voir A. Gaillard, « Psyché, sujet rococo ? Psyché ou la peinture même dans la première moitié du XVIIIe siècle en France », art. cit., pp. 183-185.
[36] Il y a là un décalage, observé par Max Milner, avec le texte d’Apulée : « la vision du corps du dieu apparait, dans le texte, comme secondaire par rapport à celle de son visage » (« La faute de Psyché », Op. cit., p. 57).
[37] P. Quignard, La Nuit sexuelle, Op. cit., p. 191. En somme, il s’agit ici du négatif de l’échange amoureux tel qu’exposé par Jean-Pierre Vernant, dans la mesure où la fascination de l’interdit nie toute possibilité de relation : « ce qui caractérise (…) l’expérience érotique, c’est qu’elle privilégie la vue, qu’elle repose tout entière sur l’échange visuel, la communication d’œil à œil. Elle implique, dans le croisement des regards, un face-à-face avec l’aimé, comparable à l’épiphanie du dieu quand, au terme des mystères, dans l’epopteia, il manifeste sa présence par une vision directe aux yeux de l’initié » (« Un, deux, trois : Eros », cité par M. Milner, « La faute de Psyché », Op. cit., p. 59). M. Milner écrit encore que « l’histoire de Psyché semble contrevenir à ce schéma dans la mesure où, s’il y a bien epopteia au terme du parcours, l’échange des regards est non seulement exclu à son début, mais considéré comme de nature à ruiner l’ensemble de la quête » (Ibid.).
[38] A. Gaillard, « Psyché, sujet rococo ? Psyché ou la peinture même dans la première moitié du XVIIIe siècle en France », art. cit., p. 191-192.
[39] M. Merleau-Ponty, L’Œil et l’Esprit, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1964, pp. 77-78.
[40] Selon Cl. Benoit, « l’intentionnalité du tableau est (…) la mise en valeur du corps d’Eros et une exaltation de son irrésistible beauté » (« De la tapisserie à la peinture : le didactisme de l’image au sujet de la légende de Psyché et Cupidon », art. cit., p. 42). Il nous semble cependant que Vouet cherche avant tout à dynamiser les corps, pour dépasser le stade de la contemplation, ou du moins pour signaler son caractère évanescent.