
La  scène de dévoilement. 
    Psyché et la peinture : 
    temps, instant, micro-instant
  - Maxime Cartron
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Soit une scène d’Apulée, narrée par Pascal Quignard :
Elle tient la lampe de sa main gauche. Elle s’approche. Elle se sent pleine d’audace. Elle lève le bras. Or, dès que la lumière se porte sur le lit, elle distingue la plus douce des bêtes (dulcissimam bestiam). Cupidon dort. Même la flamme de la lampe à huile s’avive joyeusement (hilaratum) en découvrant le jeune corps masculin ravissant et nu qui repose. Alors Psyché lâche le rasoir en demi-cercle. Sa main gauche aussi se met à trembler. Elle veut contempler de plus près encore ce qu’elle désire. Elle se baisse. Une goutte d’huile bouillante tombe sur l’épaule droite du dieu (super umerum dei dexterum). Cupidon sous la brûlure se réveille en sursaut, bondit (…) [1].
Comment représenter picturalement cette scène, son dynamisme, sa dimension narrative sans la figer ? Il y a là matière à un véritable défi. La peinture serait en effet, selon une opinion largement partagée, qui remonte à Lessing [2], un art rétif à la temporalité, et plus encore à la simultanéité des actions, bref au mouvement. Elle serait « reine de l’instant fixe » et n’aurait « pas vraiment besoin de la description, fondée sur l’instant » [3]. Cette conception semble dénier à la peinture toute capacité à représenter le temps autrement que via l’allégorie. Elle serait destinée à demeurer une poésie muette, comme semble le démontrer cet exemple tiré du Cabinet de Monsieur de Scudéry :
                Ô qu’elle a de plaisir à le voir  sommeiller ! 
                           Ô  qu’elle craint de l’éveiller, 
                  Cet Amour endormi qui règne dans son  âme ! 
                           Mais  ô sort inhumain ! 
                  Sa lampe en le voyant lui tombe de la  main ! 
                  Elle brûle celui qui peut tout mettre en flamme : 
                  Il s’éveille, il s’enfuit, il s’en revole  aux cieux ; 
                           Elle  se meurt, elle se pâme ; 
                  Et le docte pinceau le dérobe à ses yeux [4].
Le poète décrit la scène intégralement, c’est-à-dire  dans sa continuité narrative. A contrario,  le peintre en serait incapable. On peut dès lors envisager une description plus  minimaliste de la scène, réduite à ses éléments essentiels et à ses  invariants : « elle tient la  flamme dans la main gauche. Elle se penche. Dans l’autre main elle tient un rasoir  tranchant » [5]. Est-ce cette posture qui  est retenue par les peintres quand ils s’efforcent de représenter cet  épisode fameux de Psyché découvrant Cupidon ? S’agirait-il ici du condensé  faisant office de dénominateur commun à toutes les représentations picturales  de la scène de dévoilement ? Cet épisode est immémorial  en ce qu’il relève, comme l’écrit Jean Starobinski, du regard interdit : « à  force de vouloir étendre la portée de son regard, l’âme se voue à l’aveuglement  et à la nuit » [6]. D’ailleurs, Eros le dit lui-même à Psyché : « tu peux me voir, Psyché. Mais  réfléchis. Car dès l’instant où tu m’auras vu, tu ne me verras plus » [7]. Pourtant, Psyché veut  voir, elle veut transgresser l’interdit : « or, si heureuse qu’elle fut  dans les bras de son mari, elle désirait connaître le visage de son  ravisseur » [8]. C’est pourquoi « le  regard, qui assure à notre conscience une issue hors du lieu qu’occupe notre  corps, constitue, au sens le plus rigoureux, un excès » [9]. Le mythe de Psyché et de Cupidon est, de ce point de vue, un  archétype. Archétype du désir de voir l’invisible [10], de voir pour (se) perdre [11]. Archétype aussi d’une volonté d’épuiser l’œil, de le saturer [12] en ce qu’elle est « volonté  de savoir » [13]. 
        La Fontaine, dans Les Amours de  Psyché et de Cupidon (1669), investit avec force cet aspect anthropologique  du mythe : « véritablement, le poignard lui tomba des mains, mais la  lampe non : elle en avait trop affaire, et n’avait pas encore vu tout ce  qu’il y avait à voir » [14]. On aimerait donc observer comment, à partir de ce conte et plus  généralement à partir du mythe, se cristallisent les rapports du texte à  l’image induits par les problèmes que soulève la représentation de cet épisode.  Celui-ci a été abondamment traité par les peintres entre fin du XVIe et  début du XIXe siècle, ce qui rend compte de son importance : « en privilégiant aussi durablement et aussi fréquemment la  scène où Psyché contemple Cupidon endormi, l’iconographie, que ce soit par le  biais de la peinture, du dessin ou de la gravure, confirme qu’il s’agit d’un  des temps forts du mythe et de sa représentation littéraire » [15]. Mais y a-t-il,  dans la peinture occidentale d’Ancien Régime, une manière commune de  représenter cette scène ? On s’efforcera, pour le déterminer, de voir en  quoi
la peinture, en même temps qu’elle se saisit de la pluralité des histoires de Psyché, choisit de raconter l’histoire à sa manière, la seule, d’ailleurs, qui lui soit possible : une histoire de regard, et plus précisément, l’histoire du regard de la peinture elle-même, c’est-à-dire l’histoire des conditions de visibilité d’un objet, d’un corps [16].
Dans cette perspective, il s’agira de déterminer comment la peinture organise la temporalité du récit, comment elle modèle et transforme le temps du texte. Ce point de vue implique de considérer le tableau, non plus comme un moment fixe, mais comme un composé et un condensé d’instants, lui-même formé de micro-instants. Par instant, on désignera un fragment de l’unité temporelle qui fonde les récits du texte et du tableau. Par micro-instant, on définira un fragment d’instant. Par là, le tableau, fondé sur le texte du mythe, n’est plus une unité figée, mais une composition mouvante qui relève d’une interprétation rhétorique de l’épisode, dont il déplace le sens. Le tableau refuse la fixité, en faisant signe vers ce qui serait a priori un au-delà de la peinture : le temps. Pour ce faire, l’éloquence du corps et du geste, en particulier, permettent d’envisager l’art pictural sous l’angle d’un mouvement narratif reconstruisant une unité textuelle initiale [17]. Il s’agit de décomposer et de dévider l’instant : « il n’y a pas d’image fixe qui ne soit réintroduite dans une épaisseur temporelle par les lecteurs » [18]. Le peintre choisit l’instant (le sujet) à partir du texte du mythe, mais il lui fait subir une série de distorsions pour révéler une de ses facettes particulières, que son rapport au temps détermine. Il investit l’instant de la scène pour le fractionner en micro-instants traduisant cette interprétation. Non par statisme et impossibilité, comme on serait porté spontanément à le croire mais par choix, pour porter un regard neuf sur l’épisode en tant que scène [19]. Si, par exemple, Rubens axe le regard sur le moment de la surprise, Benedetto Luti situe quant à lui l’épisode en amont, en retenant en priorité le sentiment de curiosité.
[1] P. Quignard, La Nuit sexuelle,  Paris, J’ai lu, « En images », 2009 [2007], pp. 173-174.
[2] « Pour ses compositions, qui supposent la simultanéité, la peinture ne  peut exploiter qu’un seul instant de l’action et doit par conséquent choisir le  plus fécond, celui qui fera le mieux comprendre l’instant qui précède et celui  qui suit » (Lessing, Du Laocoon ou des limites respectives de la poésie et  de la peinture, tr. A. Courtin, Paris, Hermann, « Miroirs de  l’art », 1964 [1763], p. 110).
[3] G. de Scudéry, Le Cabinet de Monsieur de Scudéry, éd. Christian  Biet et Dominique Moncond’huy, Paris, Klincksieck, « Théorie et critique à l’âge classique », 1991 [1646], note 2 p. 110.
[4] Le  Cabinet de Monsieur de Scudéry, « LXVI :  L’Amour et Psyché. De la main du Borghini », Op. cit., p. 211.
[5] P. Quignard, La Nuit sexuelle, Op. cit., p. 171.
[6] J. Starobinski, « Le voile de Poppée », dans L’Œil vivant, Paris, NRF/Gallimard,  « Le Chemin », 1961, p. 14.
[7] P. Quignard, La Nuit sexuelle, Op. cit., p. 172.
[8] Ibid.
[9] J. Starobinski, « Le voile de Poppée », Op. cit., p. 14.
[10] « Psyché veut voir l’Amour même. Le théâtre du merveilleux répond  justement à un désir analogue à celui qui brûle Psyché : avoir sous les  yeux ce qu’il est impossible de voir (…). Ce que ce théâtre plus profondément nous donne à voir, c’est  ce qu’il est essentiellement impossible de voir » (J.-Y. Vialleton,  « Les Psyché du classicisme : la littérature dans sa plus grande  perfection », dans Carine Barbafieri et Chris Rauseo (dir.), Les Métamorphoses de Psyché, Valenciennes, Presses de l’Université  de Valenciennes, « Lez Valenciennes », 2004, p. 27).
[11] Selon Aurélia Gaillard, « voir c’est sentir la perte et faire que  cette perte devienne présence : c’est le sujet commun de Psyché et de la  peinture » (« Psyché, sujet rococo ? Psyché ou la peinture même  dans la première moitié du XVIIIe siècle en France », dans Ibid., p. 185).
[12] « Psyché subitement voit trop : son émotion réveille l’Amour  que la lampe tremblée a brûlé. La vue trop prompte blesse l’objet regardé et le  sujet du regard est lui-même frappé en retour de la blessure qu’il a  provoquée » (Chr. Noireau, La Galerie  de Psyché au musée Condé de Chantilly, Amiens, Centre régional de  documentation pédagogique de Picardie, 1993, p. 22).
[13] Voir M. Foucault, Histoire de la  sexualité I. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, « TEL »,  1976.
[14] Cité par J. Starobinski, L’Œil vivant, Op. cit., p. 14.
[15] E. Keller, « Psyché découvrant Cupidon : portées symboliques  d’un épisode de La Roque à La Fontaine », dans RHLF, 1996, n°6, p. 1069. Claude Benoit rappelle également cette  prégnance de la scène de dévoilement : « dans toute l’Europe, c’est le  thème de la découverte d’Eros par Psyché à l’aide d’une lampe qui offre le plus  grand nombre de représentations » (« De la tapisserie à la peinture :  le didactisme de l’image au sujet de la légende de Psyché et Cupidon », dans  Eduardo Ramos-Izquierdo et Angelika Schober (dir.), L’Espace de l’Eros. Représentations textuelles et iconiques,  Limoges, Pulim, « Espaces Humains », 2007, p. 42).
[16] A. Gaillard, « Psyché, sujet rococo ? Psyché ou la peinture  même dans la première moitié du XVIIIe siècle en France, art. cit., p. 183.
[17] « C’est avec ses moyens propres que la peinture produit l’effet de  temporalité » (C. Kintzler, « L’instant décisif dans la  peinture : études sur Coypel, De Troy et David », Mezetulle, blog-revue de l’auteur, 2009 (consulté le 13 juillet 2018).
[18] M. Tardy, « Le  paradoxe : l’image est fixe mais elle rend le temps. Rapports entre l’espace et  le temps dans l’image isolée », dans L’Image fixe. Espace de l’image et  temps du discours, La Documentation française, « Centre Georges  Pompidou », 1983, p. 23.
[19] « La scène constitue le cadre sémiologique fondamental de la  peinture classique » (S. Lojkine, La Scène de roman. Méthode d’analyse,  Paris, Armand Colin, « U », 2002, p. 4).
