Les faces et farces de Grandville.
Représentations de soi et stratégies auctoriales
d’un illustrateur romantique
- Stéphanie Borel-Giraud
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Dans cette conquête de légitimation de son art, une homologie peut être proposée entre l’ensemble des autoportraits de Grandville et les immixtions que s’autorisent les écrivains dans leurs œuvres, précisément au moyen des préfaces qui deviennent des auto-métatextes. Les mises en scène de soi dans le livre par les écrivains présentent des points de comparaison avec les méta-dessins qui servent le discours de l’artiste. J.-L. Diaz définit, pour Balzac, à quel point la préface est au service du schéma auctorial de l’écrivain : « Habituelle "vérité de préface", "l’Auteur" est coupable d’avoir fait une préface, coupable de casser l’illusion mimétique, de rompre le cercle d’enchantement de la fiction, avec ses gros sabots d’homme-livre, venant sur le devant de la scène, tel un imprésario pataud. Mais, deuxièmement, il est coupable d’abord d’être sorti de son inexistence, de s’être donné corps et nom, et de s’appeler ainsi, devant nous, "l’auteur" » [10]. Les autoportraits de Grandville qui jalonnent le livre appartiennent au registre du méta-dessin, instituant un second degré de lecture.
Pour l’illustration des Cent Proverbes (1845), alors qu’il est un artiste dont la renommée est déjà assise, Grandville clôt le chapitre intitulé « Muraille blanche, papier de fou » d’un autoportrait le représentant en artiste des rues, en compagnie d’un enfant, tous deux dans l’action de dessiner sur un mur, précisément sur le point d’achever leurs signatures respectives (fig. 2). Dans le jeu entre « transparence et opacité » [11] auquel se prête coutumièrement Grandville, le premier degré de lecture de l’œuvre conduit à identifier le costume de fou endossé par l’artiste pour illustrer le proverbe français et espagnol « Les murailles sont le papier des fous », ainsi que la signature de l’enfant sous le nom « Salomon », le tout renvoyant à la satire sociale et politique écrite par Cervantès [12]. Le second degré de lecture invite à considérer la présence concomitante de l’autoportrait et d’un signe désincarné de la présence de l’artiste, sa signature, multipliant ainsi les formes de la figure du « je ». Avec sa signature placée en miroir de son autoportrait, l’artiste redouble les signes de sa présence corporelle au sein du livre. En tant que signe d’identité, outil de singularisation et d’authentification, la signature graffitée sur le mur se constitue comme un objet visuel à part entière tant par son traitement graphique et graphologique qu’en raison de sa place insolite au cœur de la composition.
En modifiant le lieu traditionnellement assigné à la signature de l’artiste, Grandville opère un bouleversement de sa valeur sémiotique convenue, laquelle ne se cantonne plus à une valeur référentielle, mais, ainsi que le consacre Béatrice Fraenkel, une valeur de marque : « L’objet, en devenant objet marqué, acquiert une valeur d’objet unique, il prend "corps". La marque, aussi discrète soit-elle, lui confère une origine, le rattache à un procès de production, de création, dont elle est le terme final » [13].
Les « signatures-marques » que glisse Grandville au fil des pages du livre, objet standardisé et produit massivement, valent comme une tentative d’approche de la plus grande des qualités immanentes de l’œuvre d’art (encore incontestable au début du XIXe siècle) : l’unicité de son existence. S’inventer en tant qu’artiste dans le livre, c’est aussi faire face à la perte d’« aura » [14] de l’œuvre d’art devenue objet allographique du fait de sa reproduction multiple. Comme un rempart à ce processus de désacralisation de l’œuvre d’art, le dessinateur se met en scène dessinant, rappelant à l’attention du lecteur/regardeur l’acte originel du dessin. Au-delà de la représentation de soi, il s’agit pour Grandville de « représenter une puissance dessinatrice à l’œuvre, l’acte même du dessin » tel que l’analyse Derrida à propos des autoportraits [15]. En apposant sa marque, Grandville ramène son lecteur/spectateur à la conscience que, si ce qu’il tient entre ses mains n’est qu’un objet trivial, en revanche, ce qu’il a sous les yeux est le résultat d’un dessin originel, unique et singulier. Le dessin « marqué » répond ainsi à la nécessité de pourvoir l’objet allographique d’une valeur autographique.
Jeu d’inclusion/exclusion, la posture paratopique de l’illustrateur
Le travail de production de soi accompli par Granville se situe hors des chemins tracés par les institutions, en marge des cercles littéraire et artistique, à distance des normes, dans une dynamique solitaire qui signe une posture libertaire. La projection de l’artiste dans sa création répond à un idéal selon lequel l’art ne doit être que le fruit de l’expression individuelle de l’artiste. Dans le travail sur l’espace qu’accomplit le dessin, Grandville ouvre un espace pour soi qu’il remplit d’apparitions, de signatures ou monogrammes, se créant ainsi un lieu où être. Echappant aux poncifs de son époque, ni image de salon mondain que prend la représentation d’atelier, ni image romantique de l’artiste bohême [16], mais figurant avec permanence sa qualité de dessinateur, Grandville affiche une « appartenance paradoxale » à la communauté des artistes qui s’élucide à la lumière du concept de paratopie élaboré par Dominique Maingueneau dans le cadre de ses travaux sur l’analyse du discours :
L’appartenance paradoxale au champ littéraire n’est donc pas l’absence de tout lieu, mais plutôt une difficile négociation entre le lieu et le non-lieu, une localisation parasitaire, qui vit de l’impossibilité même de se stabiliser. (…) Le créateur apparaît ainsi comme quelqu’un qui n’a pas lieu d’être (aux deux sens de la locution) et qui doit construire le territoire de son œuvre à travers cette faille même. Son énonciation se constitue à travers l’impossibilité même de s’assigner une véritable « place ». Il nourrit son œuvre du caractère radicalement problématique de sa propre appartenance au champ littéraire et à la société [17].
[10] J.-L. Diaz, Devenir Balzac, Op. cit., p. 193.
[11] L. Marin, L’Ecriture de soi, Ignace de Loyola, Montaigne, Stendhal, Roland Barthes, au chapitre Transparence et opacité de la peinture… du moi, Paris, Presses Universitaires de France, 1999, p. 129.
[12] Le petit page Sancho qui, pour la finesse de son jugement est regardé comme un nouveau Salomon, évoque son Maître, Don Quichotte en ces termes : « Mon Maître, à ce que j’ai vu dans mille occasions, est un fou à lier », M. de Cervantès, L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, Paris, Hachette, 1869, vol. 2, p. 67.
[13] B. Fraenkel, La Signature. Genèse d’un signe, Paris, Gallimard, « La Bibliothèque des Histoires », 1992, p. 173.
[14] Selon la célèbre formule de W. Benjamin : « ce qui s’étiole de l’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, c’est son aura. », L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, traduction de Lionel Duvoy, Paris, Editions ALLIA, 2012, p. 22.
[15] J. Derrida, Mémoires d’aveugle, L’autoportrait et autres ruines, Paris, Editions de la Réunion des musées nationaux, 1990, p. 10.
[16] Deux pôles vus par Régine Bigorne dans « Les Images de la vie d’artiste », Catalogue de l’exposition L’Artiste en représentation, exposition au musée de La Roche-sur-Yon, 15 décembre 2012–23 mars 2013, Lyon, Fage éditions, 2012, p. 125.
[17] D. Maingueneau, Le Discours littéraire : paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand Colin, 2004, pp. 28-29.