Les faces et farces de Grandville.
Représentations de soi et stratégies auctoriales
d’un illustrateur romantique
- Stéphanie Borel-Giraud
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Fig. 1. Grandville, L’auteur s’incline devant
l’illustrateur, 1843
« Il me semblait que j’étais, nul homme au monde ne pourrait me dire quoi.
Il me semblait que j’étais… et il me semblait que j’avais...
Il faudrait être un fou à marotte pour essayer de dire ce qu’il me semblait que j’avais »
W. Shakespeare, Le Songe d’une nuit d’été [1]
Dans le contexte artistique des années 1830 et 1840 où la désaffection de la peinture d’histoire ouvre de nouvelles voies au portrait, les autoportraits de Grandville bouleversent la manière traditionnelle d’appréhender le visage, tant idéologiquement que formellement. Grandville joue avec les archétypes qui fondent le genre, avec des représentations de soi qui ne sont plus basées sur l’idéalité et l’intemporalité, deux conditions au service de la postérité du sujet. La donnée fixe de l’identité, classiquement associée à des traits de personnalité constants, est éclatée en de multiples formes qui subvertissent le genre dans ses qualités substantielles et fondatrices et posent en termes nouveaux la question de la ressemblance entre l’œuvre et son modèle. Ces variations corrélées à la permanence avec laquelle Grandville se livre à la pratique de l’autoportrait, lequel se réduit parfois à une discrète empreinte glissée dans l’œuvre, révèlent une recherche formelle constante de la représentation de soi, y compris lorsque l’artiste atteint l’apogée de son art avec la parution d’Un autre Monde en 1843-1844. Dès lors, la pratique soutenue de l’autoportrait de la part de ce dessinateur ne peut être étudiée seulement dans sa dimension subversive alors même qu’elle est incontestablement omniprésente dans le travail de celui qui s’est fait connaître dans le milieu de la presse satirique comme un pourfendeur de la monarchie de Juillet par la virulence de son crayon, avant que les lois de septembre 1835 sur la censure ne le contraignent à se tourner vers l’illustration.
S’interroger sur les intentions réelles de l’artiste conduit à envisager les images de soi non seulement dans leurs qualités intrinsèques mais aussi contextuellement eu égard à la modernité de leur support, l’imprimé ; celui-ci assure une diffusion jusque-là inégalée de l’image de l’artiste, rendue possible par l’industrialisation des procédés de reproduction mécanique. En outre, en tant qu’image non délimitée qui peut être librement insérée à l’intérieur du texte grâce à la technique de la gravure sur bois de bout importée d’Angleterre à partir de 1815, la vignette crée les conditions d’une insertion innovante des images au fil des pages du livre illustré et offre de nouvelles formes de visibilité à l’artiste [2]. Avec la parution fractionnée de séries lithographiques et la publication en livraisons successives des textes littéraires d’une ampleur sans équivalent historique, texte et image deviennent des objets de la vie quotidienne, portant en germe l’avènement du concept d’art industriel ainsi que l’idée de fragmentation. A l’ère de la reproductibilité technique, l’état de genèse de l’illustration doit accompagner la genèse de l’artiste de l’imprimé : Grandville doit se créer dans l’univers du livre et conquérir un élargissement du champ artistique aux arts industriels et populaires jugés « mineurs ».
L’autoportrait au service de l’art de l’illustrateur
A partir de la collaboration étroite qui a uni Grandville à Balzac dès l’année 1830 pour le journal La Silhouette [3], peut être proposé un rapprochement entre les scénographies auctoriales que développe Balzac pour s’inventer en tant qu’écrivain et l’ensemble des autoportraits de Grandville comme constituant autant de procédés d’invention de soi en tant qu’artiste. Ainsi, pour Balzac, José-Luis Diaz met en évidence l’intimité du lien qui existe entre l’identité propre de l’écrivain et la construction de son identité auctoriale dans une acception toute romantique de la définition de l’artiste : « Le premier personnage de son œuvre à venir, c’est lui. Et cette œuvre n’existera vraiment que, si en même temps qu’il la modèle, il réussit à s’inventer lui-même à titre d’auteur » [4]. Grandville se rattache à ce processus auctorial par l’inscription de sa personnalité au sein des illustrations des journaux et ouvrages dans un lien indissociable d’intimité et de réciprocité entre l’œuvre et le créateur, propre au romantisme. Or, « qui dit romantisme dit art moderne » [5] et cette approche moderne de l’art renvoie à la définition d’une nouvelle esthétique qui, selon Baudelaire, a à voir avec « l’intime du cerveau » [6].
L’utilisation par les artistes des frontispices des livres est classiquement au service d’une mise en valeur de la noblesse de leur art, participant ainsi de la reconnaissance d’un véritable statut artistique, pratique que Grandville reprend à son compte, comme un leitmotiv, ce qui contribue immanquablement à sa notoriété. Néanmoins, il se plaît à balayer ou écorner la question de la ressemblance de ses traits physionomiques, au moyen de la caricature, du déguisement ou de la métamorphose, faisant de ses portraits des contre-modèles du portrait de notable [7]. Ainsi en est-il du cul-de-lampe des Petites Misères de la vie humaine (1843) figurant ses deux contributeurs, l’auteur Emile Forgues sous le pseudonyme Old Nick et Grandville, dont on pourrait raisonnablement penser qu’il constitue un hommage rendu aux deux hommes à destination des lecteurs (fig. 1). Grandville se représente en artiste avec la blouse et le bonnet de peintre mais la caricature de sa physionomie exclut toute fatuité et dépeint l’état de sujétion du dessinateur face à l’auteur, position que Grandville n’a eu de cesse de contester [8]. Les désaccords opposant l’illustrateur à l’auteur – rendus par la circonspection avec laquelle Grandville accueille la main qui lui est tendue – sont décrits par le texte dans les pages précédentes : « Tu ne sais pas quels horribles débats s’élevaient alors entre la plume et le crayon, se prenant aux cheveux et se harassant d’exigences réciproques » [9]. Avec l’attribut du porte-mine placé dans la main, la représentation met en valeur l’art du dessinateur. La caricature de soi exclut toute forme d’idéalisation de sorte que l’autoportrait n’a plus vocation à servir une cause personnelle, laquelle s’efface devant la cause apologétique du dessin.
[1] W. Shakespeare, Le Songe d’une nuit d’été, trad. François-Victor Hugo, Œuvres complètes, Paris, Pagnerre, 1865, t. 2, p. 163.
[2] Sur le rôle de la vignette accaparée par toute une nouvelle génération d’artistes et devenue indéfectiblement associée au romantisme, voir S. Le Men, « Le Rêve en vignettes, de Grandville à Hervey de Saint-Denys », Romantisme, n°178, 2017, pp. 30-49.
[3] Pour les liens qui ont uni Grandville à Balzac, voir l’étude d’ensemble menée par Keri Yousif, Balzac, Grandville and the Rise of Book Illustration, Farnham, England, Ashgate Publishing Limited.
[4] J.-L. Diaz, Devenir Balzac. L’invention de l’écrivain par lui-même, Paris,Editions Christian Pirot, 2007, p. 9.
[5] Ch. Baudelaire, Salon de 1846, chapitre II : « Qu’est-ce que le romantisme ? ».
[6] Expression employée par Baudelaire en louanges à l’œuvre de Delacroix dans Le Salon de 1859.
[7] L. Baridon, « Hybridation d’un artiste romantique : les identifications animales de J.-J. Grandville », dans Hommeanimal, histoires d’un face à face, catalogue de l’exposition (musées de Strasbourg, avril-juillet 2004), Paris/Strasbourg, Adam Biro / Editions des musées de Strasbourg, 2004, pp. 139-153.
[8] Au début du siècle, les illustrateurs sont vus comme de simples traducteurs des textes auxquels ils doivent théoriquement demeurer assujettis. Pour l’étude de cette rivalité entre l’image et le texte au sein du livre illustré, voir Ph. Kaenel, Le Métier d’illustrateur 1830-1880, Rodolphe Töpffer, J.-J. Grandville, Gustave Doré, p. 207 et suiv.
[9] Vignette de fin de livre des Petites Misères de la vie humaine, Fournier, Paris, 1843.