Puissances de l’informe
Introduction
- Benoît Mitaine, Marie-Odile Bernez,
Christelle Serée-Chaussinand
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L’informe, on le comprend, ne saurait être réductible à sa seule puissance de répulsion ou de déclassement : il apparaît également avec force comme une puissance d’attraction, une valence positive qui porte en germe l’acte créateur. Dans son Traité de la peinture, Léonard de Vinci invite à diverses reprises à se laisser porter par l’œuvre du hasard [7], notamment au chapitre IX dans lequel il reconnaît que les « taches et salissures » « excitent l’imagination pour inventer » : on y trouvera aisément des « visages d’hommes, des formes diverses d’animaux, des batailles, des rochers, la mer, des nuages, des bosquets, et d’autres choses semblables » mais ces taches « n’enseignent » pas [8]. En d’autres mots, leur accidentalité stimule mais ne constitue pas un savoir ni une maîtrise. Le chapitre XVI intitulé « Moyen d’éveiller l’esprit et d’exciter l’imagination à produire plusieurs inventions diverses » développe sensiblement la même idée. Ainsi, selon Vinci, « l’esprit s’excite parmi cette confusion » [9].
C’est cette même idée selon laquelle tout informe est quasiment spontanément un objet d’interprétation et de recherche de sens pour l’esprit, qui a conduit Hermann Rorschach (1884-1922) à créer son fameux test des taches d’encre, dix planches dans lesquelles chacun est invité à percevoir une image révélatrice de ses états d’esprit conscients ou inconscients (fig. 2). Les formes des taches d’encre de Rorschach sont symétriques, en raison du fait qu’elles ont été créées en déposant de l’encre et en pliant le papier, ce qui encourage sans nul doute à y voir un corps humain ou des créatures en vis-à-vis. Rorschach avait été inspiré d’une part par les taches ludiques de Justinus Kerner dans son ouvrage de 1890, Klecksographien, dans lequel l’auteur s’inspirait de taches d’encre jetées au hasard sur la page pour écrire des poèmes enfantins (fig. 3) et par Vinci lui-même. Selon la biographie d’Ellenberger (1954) [10], Rorschach fut particulièrement frappé par l’aspect créatif de l’informe : « Son épouse raconte encore qu’il fut saisi de stupeur un jour qu’ils lisaient ensemble un ouvrage russe sur Léonard de Vinci. Il s’agissait du passage du journal de Boltraffio où celui-ci raconte comment il surprit son maître sous la pluie un soir en contemplation devant un mur tacheté par l’humidité. L. de Vinci lui décrit « une splendide chimère à gueule béante, surmontée d’un ange gentil et frisé » et lui en souligne du doigt le contour ; puis il lui explique qu’il lui arrive souvent de voir de très beaux paysages ou des scènes dans les fissures des murs, dans les rides à la surface des eaux mortes, dans les braises recouvertes d’une mince couche de cendres ou encore dans les formes des nuages. Son épouse raconta alors qu’elle, ses enfants et leurs camarades s’amusaient à observer les nuages pour y découvrir des profils. Ce serait suite à cette situation que son mari se serait retiré dans une profonde méditation » [11].
Ainsi, l’excitation produite par l’informe n’est pas qu’histoire de formes « confuses » ; l’informe, en tant que système valencé, porteur d’un courant alternatif marqué par une forte polarité, est lui-même sujet à confusion. Cette complexité quasi axiologique, dont certains artistes se repaissent d’ailleurs (par exemple, Paul McCarthy, qui est aussi évoqué dans ce volume), n’en rend sa lecture et son interprétation que plus stimulante pour tous ceux qui sont réfractaires aux systèmes trop doctrinaires et binaires.
L’informe. Origines et horizons de création
Les neuf contributions réunies dans ce volume qui a pour titre « L’informe. Origines et horizons de création » abordent un large ensemble de disciplines que l’on fédèrera par commodité sous l’étiquette d’« arts visuels » : le dessin, la peinture, la sculpture, la photographie, le cinéma et la bande dessinée. Volontairement inscrit sous le sceau de la transdisciplinarité, ce recueil ne prétend aucunement dresser un état des lieux, champ par champ, de l’informe dans les arts visuels. Son objectif est plus modeste et aussi plus réaliste : sans rien sacrifier à l’indispensable réflexion théorique qui ne saurait être évacuée face à un sujet aussi connoté (et qui de fait occupe une place centrale dans la plupart des articles ici réunis), il s’agit de présenter quelques-unes des grandes fonctions artistiques, sémiologiques, épistémologiques, sociétales, de l’informe (fonctions bien souvent transposables d’un champ disciplinaire à un autre) à travers l’étude d’un nombre réduit d’œuvres d’art, de produits culturels ou de démarches artistiques.
Œuvrer dans l’informe est un combat. Contre quoi ? Contre tous les cadres physiques et psychiques qui structurent et codifient notre société, notre culture et notre être. En cela nous partageons le point de vue de Rodolphe Gauthier lorsqu’il conclut son article par la sentence suivante : « L’art informel met à mal tout programme : il est une déprogrammation » [12]. L’informe part d’une révolte, il est « un travail d’accouchement ou d’agonie » [13] et même souvent les deux à la fois : il vient signifier l’épuisement d’un état, précipite de façon salutaire son agonie pour favoriser l’accouchement d’un nouvel état. Bien que l’informe ait souvent partie liée avec la politique de la table rase et que le radicalisme lui aille mieux que le compromis et la demi-mesure, il ne doit pas toujours être pensé comme un acte de dynamitage et de transgression. Il apparaît aussi comme une étape dans la génétique créatrice de l’œuvre d’art, telle l’essence sartrienne qui précède l’existence. Mais même après la délinéation des formes qui donneront des figures, l’informe n’est jamais loin, il est comme dormant dans ses ramifications socialisées que sont la « dissemblance » (Didi-Huberman [14]) et la « déformation » (Deleuze [15]). L’informe, comme le suggère encore l’article de Macha Ovtchinnikova, c’est l’irreprésentabilité d’une présence (du divin par exemple) dans une figure. Trace subtile d’une altérité déformante, dissemblante, l’informe devient dès lors aussi de fait, comme nous y invite à le penser son palindrome, un écart, un supplément d’âme (si l’on reste avec l’exemple de Fra Angelico développé par Didi-Huberman), un symptôme, un mystère voire une composante fantasmatique.
[7] Nous nous référons à la traduction en français faite par R. Fréart de Chambray en 1651 et consultable sur le site PôLiB (consulté le 8 août 2017).
[8] Léonard de Vinci, Traité de la peinture, chapitre IX intitulé (en français moderne par nos soins) « Avis pour le peintre universel ».
[9] Léonard de Vinci, Traité de la peinture, op. cit. chap. XVI.
[10] H. Ellenberger, The life and work of Hermann Rorschach, 1884-1922, Bulletin of the Menninger Clinic, septembre 1954, Guildford publications, London and New York, pp. 173-219.
[11] P. Debroux, J. Richelle, L. De Noose, M. Malempré Manuel du Test de Rorschach: Approche formelle et psychodynamique, Bruxelles, 2009, p. 15.
[12] Cette idée de « déprogrammation » n’est pas sans lien avec les concepts de « désautomatisation » ou de « défamiliarisation » utilisés par des formalistes russes comme I. Tynianov ou V. Chlovsky. Voir P. Bourdieu, Les Règles de l’art, Paris, Seuil, 1992, p. 283 et Manet. Une révolution symbolique, op. cit., pp. 396-397.
[13] G. Didi-Huberman, Georges, La Ressemblance informe ou le gai-savoir visuel selon Georges Bataille, Paris, Macula, 1995, p. 21.
[14] G. Didi-Huberman, Fra Angelico, dissemblance et figuration, Paris, Flammarion, 1995.
[15] G. Deleuze, Francis Bacon logique de la sensation, Paris, Editions de la Différence, 1981.