Puissances de l’informe
Introduction
- Benoît Mitaine, Marie-Odile Bernez,
Christelle Serée-Chaussinand
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Un concept ambivalent
« Disgracieux », « grossier », « imparfait » [1], l’informe n’a pas franchement bonne presse et les exemples donnés par les dictionnaires suffisent à faire comprendre de quel côté penche la balance de cet adjectif. Vecteur d’une portée bien davantage négative que positive, il fallut aux pionniers de l’informe s’armer d’un courage certain pour marier l’informe à l’art et tenter d’inventer un art de l’informe. Ce pari audacieux et ce jeu aventureux consistant à renverser près d’un millénaire de progrès et de prouesses dans l’art de la figuration, de l’imitation et de la perspective fut pourtant mené à bout, et avec quelle force, sous l’effet conjugué de facteurs tant internes qu’externes au champ artistique. De la crise de fin de siècle qui souffla sur l’Europe le vent sulfureux des révolutions politiques et sociales [2] depuis la Commune de Paris en 1871 jusqu’à la révolution d’Octobre en 1917 ; de la révolte contre l’académisme qui commença avec Manet [3] durant la seconde moitié du XIXe siècle jusqu’au grand chambardement de la première moitié du XXe siècle marquée par une crise de la représentation qui exigea un renouvellement des formes, tout semblait concourir pour que l’informe s’insinuât et modifie les règles du jeu d’un système en bout de course.
Bien qu’irrémédiablement associé aux grandes révolutions picturales des avant-gardes artistiques, de l’impressionnisme à l’action painting en passant par le pointillisme, l’abstraction, le cubisme, le futurisme, l’orphisme, le suprématisme, le surréalisme, l’expressionnisme, le matiérisme, le dripping, le pouring, etc., l’informe vient pourtant du fond des âges, d’un temps où l’informe ne visait nullement à déconstruire ou à s’opposer, mais à avancer et à inventer.
Perceptible ou non, que l’on en ait conscience ou non, l’informe nous informe. Il nous enveloppe, nous habite, nous structure, à commencer par l’insondable vide sidéral dans lequel se meut la planète Terre à grande vitesse et dont l’infinitude rend vaine toute recherche de forme, comme George Bataille l’évoquait déjà en 1929 dans son article sur l’informe dans la revue Documents [4]. « Un dictionnaire commencerait à partir du moment où il donnerait non plus le sens mais les besognes des mots. Ainsi informe n’est pas seulement un adjectif ayant tel sens mais un terme servant à déclasser, exigeant généralement que chaque chose ait sa forme. Ce qu’il désigne n’a ses droits dans aucun sens et se fait écraser partout comme une araignée ou un ver de terre. Il faudrait en effet, pour que les hommes académiques soient contents, que l’univers prenne forme. La philosophie entière n’a pas d'autre but : il s’agit de donner une redingote à ce qui est, une redingote mathématique. Par contre affirmer que l’univers ne ressemble à rien et n’est qu’informe revient à dire que l’univers est quelque chose comme une araignée ou un crachat ».
Plus proche de nous, dans notre atmosphère, mais sans mettre encore les pieds sur terre, notre horizon et notre ciel sont eux-mêmes constellés de nuages aux formes infinies : presque omniprésents dans la peinture (religieuse) depuis la Renaissance [5], ils sont la part autorisée d’informe dans la forme. Encore plus proche de nous, sous notre nez, notre environnement naturel et artificiel est également maculé d’innombrables taches qui, comme les nuages, sont autant d’invitations à stimuler notre imagination. Et que dire de l’insignifiant crachat visqueux, comble de l’informe et de l’abject, indissociable depuis bientôt cent ans de l’adjectif qui nous occupe et par lequel Bataille cherchait à souligner la fonction dégradante de ce terme qui sert le plus souvent à « déclasser » ?
La puissance de répulsion (la valence négative) de l’informe, telle que pointée par Bataille, n’est certes jamais totalement absente, mais elle n’a vraiment de sens que pour qui cherche à classer (comme le suggère encore Bataille), organiser et comparer en fonction d’un modèle considéré comme supérieur ou archétypal. Considèrera-t-on l’eau, l’univers, le vide, le nuage, etc., comme « disgracieux » ou « imparfaits » parce qu’ils sont informes ? Comment les classer ? Face à quoi ? Dans un autre registre, il est connu que les parois des grottes du Paléolithique européen (-25000 / -30000 ans avant notre présent) sont fréquemment ornées de « tracés digitaux » « qui ne représentent aucun sujet naturaliste. Parfois uniques, parfois multiples, à deux, trois ou quatre doigts, ces tracés dessinent des volutes, des barres, des arcs. L’esprit se perd à y rechercher des formes intelligibles » [6] (fig. 1). Informes, nombres de ces tracés le sont, mais il ne viendrait à l’esprit de personne de les qualifier de « grossiers ». Ici, ce n’est pas la forme qui compte. Quant au sens, si ces tracés digitaux en ont eu un, sans doute restera-t-il mystérieux à jamais. Par contre, pour qui veut bien la voir et la sentir, il se dégage de ces fascinants tracés digitaux vieux de 30000 ans une indicible émotion qui se renouvelle sans cesse. Ici, les admirables représentations d’ours, de chevaux, de mains ne « déclassent » en rien les tracés digitaux informes. Les uns et les autres se complètent et s’entrecroisent sans jamais s’opposer : ils sont la présence d’une absence, le témoignage et l’expression d’un temps disparu qui nous touche parce que, secrètement, il s’agit de nous, de notre être lointain. A nous, à présent, de voir et de prendre ce que bon nous semblera dans ce jeu avec la matière qui, 30000 ans plus tard, évoque forcément l’œuvre de certains artistes contemporains (au hasard, ou presque, Tàpies, dont il est question dans ce dossier) qui foulent les chemins de l’informe pour laisser s’exprimer à leur tour un langage tellurique qui vient des racines de l’humanité.
[1] Sub verbum « Informe », dans Le grand Robert (version électronique).
[2] M. Jimenez, Qu’est-ce que l’esthétique ?, Paris, Gallimard, « Folio », 1997, pp. 311-319.
[3] P. Bourdieu, Manet. Une révolution symbolique, Paris, Raisons d’agir/Seuil, 2013.
[4] Documents (1929), Paris, Mercure de France, 1968, p. 382.
[5] Nous pensons ici au remarquable et très érudit ouvrage d’Hubert Damisch qui retrace une histoire de la peinture à partir du nuage : Théorie du nuage, Pour une histoire de la peinture, Paris, Seuil, 1972 (en particulier les pages 51-58).
[6] J. Clottes, J. Courtin, L. Vanrell, Cosquer redécouvert, Paris, Seuil, 2005, p. 26.