Honte à la guerre : la poésie de Michael
Longley et le monument impossible

- Catherine Lanone
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      Là où le poète canadien Edgar McInnis peut encore, dans le poème « Croix Rouge » [27], demander du réconfort à un Christ en croix placé à un carrefour, pour Owen, le calvaire reste à la fois omniprésent et impuissant, comme en témoigne le premier vers de « At a Calvary Near the Ancre » : « One ever hangs where shelled roads part » [28]. La guerre effleure à peine les prêtres ou ceux qui suivent l’état ; au contraire, la statue du Christ aux membres arrachés partage le sort des soldats mutilés, tout comme à la croisée des chemins les soldats portent leur croix, « bear » suggérant à la fois l’idée d’endurer et de porter : « And now the Soldiers bear with Him » [29]. Le seul monument qui puisse avoir quelque valeur, c’est donc ce Christ mutilé, brisé, alter ego mis en souffrance, étranger au nationalisme. Le sacrifice ultime se fait en silence, loin de la haine nationaliste : « But they who love the greater love /Lay down their life; they do not hate » [30].
      Empreinte de compassion chez Owen, l’image du calvaire devient ironique chez Sassoon. Dans « The Redeemer », le locuteur voit dans la lueur des obus un soldat sans couronne d’épines, mais ployant sous le poids de planches qu’il porte, « I say that he was Christ » ; la vision s’efface, dans l’anonymat d’une ombre condamnée :

 

Then the flame sank, and all grew black as pitch,
While we began to struggle along the ditch;
And someone flung his burden in the muck,
Mumbling: “O Christ Almighty, now I’m stuck!
” [31]

 

      Dans « Christ and the Soldier », un soldat s’effondre au pied d’un crucifix, et le Christ en croix le somme de contempler ses stigmates, ses mains et ses pieds ; mais le soldat demande à Dieu s’il veille bien sur les deux côtés à la fois, et l’implore de mettre fin à la guerre :  « O Christ Almighty, stop this bleeding fight » [32] (L’appel au Christ peut aussi se lire comme une interjection ou un juron, de même que « bleeding » est à la fois un juron et un signifiant connotant la souffrance et le sang). Mais Sassoon laisse la voix du soldat se perdre dans le vent et le Christ ne répond plus.
      Pour Sassoon, la commémoration est problématique. Le monument le plus emblématique, c’est peut-être le mémorial de la Porte de Ménin, le départ de la route qui mène à Ypres, qui vit passer des milliers de soldats. En 1927, Reginald Blomfield édifia un arc de triomphe surmonté d’un lion, et où les noms de près de 55 000 disparus furent gravés, ainsi que des vers de Kipling ; Lord Plumer, lors de l’inauguration, affirma que ce mémorial permettait non seulement d’exprimer la gratitude de la nation, mais aussi de rassembler les disparus, de leur donner une place, de dire : ils sont ici [33].  Or, pour Sassoon, le cénotaphe efface au contraire les disparus sans sépulture, et le sonnet « On Passing the New Menin Gate » vient miner l’édifice. Sassoon opte pour une forme courte et contrainte, le sonnet ; le premier vers fait office de contre-attaque poétique, questionnant la fonction du monument, demandant qui va se souvenir désormais de ceux qu’on sacrifia là. Implacable, le poème joue sur les questions de rhétorique, les allitérations (« sullenswamp », « the foulness of their fate », le mot composé plaçant la pierre sculptée du côté du compromis et de la compromission (« a pile of peace-complacent stone »), ou l’oxymore (« these intolerably nameless names » [34]) – autant de stratégies pour créer le choc de la contestation.  Le nom ne vit pas pour toujours, puisque les hommes sont bien morts, immolés, leur patronyme sans détail n’est qu’un signifiant sans signifié. Ils ont payé le monument de leur vie, et la répétition de « paid » ancre l’idée de la dette infinie d’une nation qui se paye de faux-semblants. Le monument est trop joli, et vain. Aucune célébration du champ d’honneur ne peut convenir, puisque les disparus sont par définition « unvictorious ». Le poème appelle les morts à se lever pour reprendre le lieu, puisque le monument, loin d’instituer ce « lieu de mémoire » prôné par Nora, constitue pour Sassoon le sépulcre du crime, formule choc à laquelle la rime du couplet final donne tout son poids de honte « Rise and deride this sepulchre of crime » [35].
      Face à cette défiance envers les monuments officiels qui caractérise les poètes de la Première Guerre Mondiale, face à ce refus du monument consacré et ce choix de l’élégie brisée, réinventée, mordante, comme unique commémoration, l’époque contemporaine doit réinventer ou revisiter le monument. C’est le cas de la Maison Forestière d’Ors dédiée à Wilfred Owen. Il s’agit de la maison où il passa sa dernière nuit, dans la cave avec ses hommes, et rédigea sa dernière lettre sur l’amitié et la joie d’être là, avant d’aller se faire tuer pour quelques codicilles de l’armistice – puisque l’on était aux derniers jours de la guerre, en novembre 1918, et qu’on envoya son bataillon se faire décimer pour placer d’inutiles pontons sur un canal, face aux mitrailleuses allemandes. Peinte en blanc, la maison se fait monument, tandis qu’à l’intérieur on trouve sur les murs le poème « Dulce et Decorum Est », et qu’on entend la voix de Kenneth Branagh lire les poèmes d’Owen. Maison-poème, le monument se fait humble, en quête d’une voix perdue. De même, en Angleterre, Symmetry de Paul de Monchaux, place en 1993 près de l’abbaye de Shrewsbury, opte pour une structure abstraite, deux blocs parallèles reliés, suggérant les rails du destin ou les tranchées, et l’écho à venir de la deuxième guerre mondiale. Cette symétrie, c’est celle des ennemis qui se font face, puisque la légende gravée reprend le vers sur lequel se conclut « Strange Meeting », lorsque le locuteur du poème au fond d’une tranchée devise avec un soldat pour s’apercevoir qu’il s’agit de l’ennemi qu’il vient de tuer : « I am the enemy you killed, my friend » [36]. Anti-nationaliste, le poème place l’Allemand et l’Anglais sur le même plan, dans les limbes de la mort, amis pour l’éternité, tout comme le monument abstrait problématise la guerre autant qu’il célèbre et commémore Wilfred Owen.

      Les poèmes de Michael Longley, avec leur cénotaphe de neige, s’inscrivent dans cette tradition de la parole à demi-blanche, de l’effet citation ou de l’écho qui veut nourrir la voix des poètes, non la supplanter. On entend l’écho d’Homère et de « In Flanders Fields » de John McCrae dans « A Poppy » [37], où les têtes se penchent comme des pétales de coquelicot, mais les pétales des fleurs renaissent, comme l’âme des soldats. Le palimpseste est avant tout intime : c’est en évoquant son père que Longley peut s’inscrire dans la filiation d’Homère et d’Owen, mêlant les traces de la geste épique et la poésie éclatée, contestataire de la Première Guerre. Dans « In Memoriam », le poète partage littéralement les souvenirs du père, tandis que le poème semble, pour Barry Sloan, s’écrire à deux :

 

« In Memoriam » is a memory poem as well as a memorial poem, and the poet’s memory of his father’s memories involves a kind of collusion or collaboration with him hinted at in phrases such as « through your eyes/ I read you like a book, » « Now I see in close-up, in my mind’s eye, » and « your voice is locked inside my head » [38].

 

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[27] E. McInnis, « Croix Rouge », consulté le 2 mars 2016.
[28] W. Owen, « At a Calvary Near the Ancre », dans J.Stallworthy (éd.), The Poems of Wilfred Owen, Londres, Chatto & Windus, 1985, p. 111.
[29] W. Owen, op. cit.
[30] Ibid. La poésie d’Owen se nourrit d’images bibliques, et il lit la guerre comme un sacrifice d’Abraham perverti, puisqu’une génération s’emploie à détruire ses descendants (voir le poème « The Parable of the Old Man and the Young », dans T. Kendall, p. 171). Dans la boue des tranchées, cette boue qu’il voit comme une pieuvre géante qui déploie ses tentacules et aspire les hommes, il retrouve une foi paradoxale.
[31] S. Sassoon, « The Redeemer », dans T.Kendal, op. cit., pp. 88-89.
[32] S. Sassoon, « Christ and the Soldier », dans T.Kendall, op. cit., p. 93.
[33] Voir le tableau de l’artiste australien Will Longstaff, Menin Gate at Midnight, où le monument est entouré de casques et de vagues silhouettes flottant comme une myriade de fantômes.
[34] S. Sassoon, « On Passing the New Menin Gate », dans T.Kendall, op. cit., p. 101.
[35] Ibid.
[36] W. Owen, « Strange Meeting », dans T.Kendall, op. cit., p. 169.
[37] M. Longley, « Cenotaph of Snow: Thirteen War Poems », op. cit., p. 60.
[38] B. Sloan, « Michael Longley’s Father: Memory, Mourning and History », Estudios Irlandeses, n°7, 2012, p. 101.