Honte à la guerre : la poésie de Michael
Longley et le monument impossible

- Catherine Lanone
_______________________________

pages 1 2 3 4

     Longley a bien conscience que, s’il ressent la nécessité de revoir 14, il n’en est pas pour autant un témoin direct, un poète de guerre, mais simplement un poète qui écrit sur la guerre. Et partager autant que faire se peut l’expérience du père implique donc aussi de dialoguer sans cesse avec ces poètes de guerre dans la filiation desquels Longley vient s’inscrire explicitement, Owen, Rosenberg, Sassoon, Sorley, Blunden, Thomas ou Jones. Ainsi, le cénotaphe de neige suggère d’autres paysages glacés. On songe notamment au poème de Wilfred Owen intitulé « Exposure » [14], dont le titre suggère à la fois le fait d’être exposé, le temps d’exposition photographique et la mort par le froid (il n’est pas étonnant qu’une photographie de 2003 représente Longley en train de réciter son cénotaphe de neige sur la tombe de Wilfred Owen). « Exposure » dépeint en effet une longue nuit irréelle, où les hommes restent bloqués, allongés sur l’espace désolé du No Man’s Land, alors que la guerre semble presque s’absenter. Le refrain lancinant, « But nothing happens » [15], scande la paralysie, comme une couche de neige qui vient à chaque strophe effacer l’espoir. Dans une lettre, Owen décrit ce moment vécu avec ses hommes ; pour en transcrire l’angoisse, le poème opte pour le palimpseste. Le début parodie ainsi la séduction des allitérations caractéristiques du poète romantique John Keats (dont Owen se réclamait avant la guerre). Owen transforme le fameux début de l’ « Ode au Rossignol » (« My heart aches, and a drowsy numbness pains/My sense ») en souffrance plurielle : « Our brains ache, in the merciless iced east winds that knive us » [16].  L’extase (le ravissement de Keats devant le chant de l’oiseau) devient ce froid qui entame le crâne (c’est le cerveau, plutôt que l’esprit, qui devient douloureux) ; l’allitération en « s » et la mutation du nom en verbe (« knive ») témoignent d’une coupure irréversible, puisque la nuit sera sans pitié (« merciless »), tandis que les flocons de neige se substituent aux balles striant l’ombre, dans l’inquiétant sortilège de l’oxymore (la neige est noire dans l’air qui frémit) » :

 

Sudden successive flights of bullets streak the silence.
Less deadly than the air that shudders black with snow 
[17]

 

      

A l’envol keatsien répond une transe plus mortifère (à la fois « snow-dazed » et « sun-dozed » [18]), lorsque prenant la neige pour des pétales, les hommes s’imaginent au printemps dans les fossés fleuris de l’Angleterre, mais que toutes les portes restent closes : la répétition de « closed » verrouille les vers, témoignant de l’impossible retour :

 

Slowly our ghosts drag home: (…);
Shutters and doors all closed: on us the doors are closed, —
We turn back to our dying
[19].

 

      Dans l’oxymore du rêve de glace qui paraît réchauffer pour mieux engourdir, au gré des répétitions, des échos, des rimes proches mais imparfaites pour créer la dissonance délibérée (« silent » / « salient », « knive us » / « nervous ») le poème coule vers son issue inéluctable. L’aube se fait une armée qui attaque au petit jour les rangs frémissants d’hommes voués à se muer en statues, pétrifiés :

 

Tonight, this frost will fasten on this mud and us,
Shrivelling many hands, puckering foreheads crisp.
The burying-party, picks and shovels in shaking grasp,
Pause over half-known faces. All their eyes are ice,
But nothing happens
 [20]

 

      L’allitération (« frost will fasten »), la métonymie des mains et du front plissé, simulent la cristallisation du corps-monument, tandis que le regard figé signe le passage métamorphique de la vie à la mort à travers la paronomase, « eyes » / « ice ». Mais le vers est réversible, car ces yeux de glace pourraient tout autant s’appliquer aux fossoyeurs, tandis que le refrain, « mais rien ne se passe », scande absurdité et monstrueuse indifférence : non seulement il n’y a même pas eu de combat, mais tous ces morts ne comptent pas, il ne s’est en somme rien passé. Il s’agit bien ici du temps glacé du traumatisme défini par Davoine et Gaudillière.
      On voit bien ici comment le poème de guerre se réinvente, s’écarte de la poésie épique traditionnelle (songeons par exemple à la charge héroïque célébrée par Tennyson [21]), pour se faire non plus le chantre de l’action, mais l’humble cénotaphe des morts. Longley ne fait que prolonger un questionnement sur le monument que les poètes de guerre amorçaient. C’est à Craiglockhart, hôpital militaire en Ecosse, que Wilfred Owen rencontra en 1917 le poète confirmé Siegfried Sassoon, séduisant aristocrate. Sassoon sut convaincre Owen de renoncer à ses tentatives maladroites et conventionnelles pour oser écrire sur la guerre. Le fameux poème dont Sassoon modifia le titre, le sonnet « Anthem for Doomed Youth », pose d’emblée le problème de l’impossible cérémonie de commémoration. Pas de rite pour accompagner ceux qu’on envoie à la boucherie comme du bétail, comme en témoigne la question ironique qui ouvre le poème, « What passing bells for these who die as cattle? » [22]. Les prières seraient une « moquerie » : seul l’esprit peut garder le souvenir, comme une flamme vacillante, la peau la trace des larmes, et la maison fermer ses stores en signe de deuil au crépuscule. Après l’allitération en guise d’onomatopée pour suggérer les mitrailleuses (« the stuttering rifles' rapid rattle » [23]) ou le sifflement fou des obus, le dernier vers solennel, rythmé par l’accentuation [24] et l’allitération en « d », fait de la nature la marque du deuil : « and each slow dusk a drawing down of blinds » [25]. Le vrai sépulcre, ici, du corps massacré, éclaté, à jamais absent, c’est l’esprit de l’ami qui se souvient, la nuit et le tombeau poétique.
      De même que l’idée de cérémonie, les monuments sont donc, à l’intérieur des poèmes, décalés, minés. Songeons à ces calvaires si communs dans le paysage français, si insolites pour les soldats britanniques protestants, qui finirent par servir de jalon parmi les routes défoncées et vestiges brisés des arbres du No Man’s Land. Au crucifix répondaient les corps brisés, l’ombre de la croix des aéroplanes dans le ciel, ou les poteaux téléphoniques et télégraphiques (quand ce n’était pas le calvaire qu’on transformait en poteau télégraphique), comme le souligne Nicholas Saunders :

 

For soldiers during the war (…) crucifixes, calvaries, and crosses merged with devastated countryside, broken human bodies, and “the missing,” to forge the experience of “being in” a landscape—of simultaneously creating and living the “commemorative act”, and thereby acknowledging the sacrifices made by the living as well as the dead [26].

 

>suite
retour<
sommaire

[14] W. Owen, « Exposure », dans T. Kendall, Poetry of the First World War: An Anthology, Oxford, Oxford University Press, 2013, p. 165.
[15] Ibid.
[16] Ibid.
[17] Ibid.
[18] Ibid.
[19] Ibid.
[20] Ibid., p. 166.
[21] Voir le poème de 1854 d’Alfred, Lord Tennyson, « The Charge of the Light Brigade », in Poems, éd. Tennyson, Hallam, Londres, Macmillan, 1908, II, p. 369.
[22] W. Owen, op. cit.
[23] Ibid.
[24] Le rythme lent est créé par le jeu sur le spondée.
[25] W. Owen, op. cit.
[26] N. J. Saunders, Killing Time: Archeology and the First World War, Stroud, The History Press, 2007, p. 19.