« The silver face of the dead poet ». (Dé)figurer
la guerre dans Toby’s Room de Pat Barker
- Elsa Cavalié
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Plutôt que la poésie réaliste d’un Sassoon ou d’un Owen, rendant compte de la violence des tranchées, l’expérience du front est filtrée par les vers nostalgiques de Brooke, mettant en scène une Angleterre idyllique plutôt que l’aporie du combat. On pourrait d’ailleurs y opposer le poème de Wilfred Owen « Dulce et Decorum est » qui retourne le stéréotype : il n’est pas glorieux mais absurde de mourir pour une conception archaïque de sa patrie.
Le processus de dévoilement de la blessure obscène (toujours dans le sens de « ce qui doit rester caché ») est mené à son paroxysme lorsque Neville enlève son masque dans le Café Royal, exposant son visage aux yeux des personnes présentes à cet instant. Confronté au grotesque du visage d’un homme sans nez, les convives restent silencieux, et n’expriment ni empathie ni horreur, appelant, en retour, une réaction forte de la part du lecteur.
Comme il est la manifestation physique de l’identité, le visage est, en premier chef, le lieu de la déstabilisation empathique, pour utiliser le concept de La Capra (135), c’est à dire un vacillement du soi face à la blessure, une émotion qui ne naît pas du fait que l’on prétend se mettre « à la place de la victime », mais que l’on accepte l’émotion naissant du contact avec le trauma. Le visage est le lieu de la déstabilisation empathique par excellence, car il est celui de la rencontre avec autrui tel que Levinas la décrit : « Il y a dans le visage une pauvreté essentielle ; la preuve en est qu'on essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une contenance. Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même temps, le visage est ce qui nous interdit de tuer » (Ethique et Infini 80). Ici, la blessure au visage anamorphose le trouble : si l’humanité perçue dans le visage empêche de tuer, le même visage témoigne paradoxalement du fait que la pulsion meurtrière existe en l’homme, provoquant une déstabilisation supplémentaire.
Ce processus de déstabilisation est d’ailleurs présent, en miroir, dans le rapport du lecteur au roman : en promouvant la prise de conscience d’une facette oublié, et censurée, de la guerre, Barker revitalise une mémoire traumatique peut-être affaiblie par certaines productions récentes de la culture populaire. Elle pose également, à travers la mise en abîme des portraits, ces emboîtements multiples qui ponctuent le roman (citons par exemple Barker représentant Elinor représentant le visage de Neville) la question centrale de la place de l’art dans la transmission du trauma, et de la survie, ainsi que du (re)surgissement, des images de la guerre, en particulier au travers l’évocation des portraits des soldats blessés.
Ces portraits, qui, dans le roman sont réalisés par Elinor sous l’égide d’Henry Tonks, ont une existence historique, et avaient pour but, à une époque où la photographie exigeait encore que les modèles posent devant le photographe, de fixer la progression des soins sur le visage des soldats. Mais ils ne furent pas visibles par le grand public avant 2002 (partiellement) puis lors d’une exposition à University College London, en 2007, où fut mis en ligne les « Gillies Archives » [5] du nom du chirurgien pionner de la reconstruction faciale (par ailleurs représenté dans le roman). D’un point de vue, artistique, mais également humain et éthique, il est frappant de voir à quel point les portraits, plutôt que des photographies « cliniques » que l’on peut habituellement voir nous offrent un instantané de l’humanité des soldats. Le roman ne donne cependant pas d’avis tranché sur le statut de ces portraits, pris dans l’entre-deux entre témoignages historiques ou œuvres d’art :
Were they portraits, or were they medical illustrations? Portraits celebrate the identity of the sitter. Everything – the clothes they’ve chosen to wear, the background, the objects on a table by the chair – leads the eye back to the face. And the face is the person. Here, in these portraits, the wound was central. (…) There was no point of rest; no pleasure in the exploration of a unique individual. Instead you were left with a question: How can any human being endure this? (TB, 138)
Ces tableaux, quoique saisissants d’humanité blessée, semblent exclure le spectateur du rapport interpersonnel habituel de connivence, ou au moins d’empathie, entre le spectateur et le modèle. Peut-être Barker cherche-t-elle paradoxalement à mettre en abyme l’impossibilité du projet qui l’occupe : figurer, au sens de représenter mais également de donner un visage, à l’expérience de la Grande Guerre afin de provoquer une réponse d’ordre éthique chez le lecteur. La volonté de la romancière de faire émerger les portraits et de renverser la rhétorique de l’obscène ayant prévalu au début du vingtième siècle, est donc ce qui s’approche le plus d’une prise de position éthique. Revoir 14, malgré tout, afin que survivent les images et les témoignages.
Conclusion
Plus de vingt ans après la trilogie Regeneration, Pat Barker ne semble pouvoir s’éloigner de ce qui demeure le sujet central de son œuvre : le rapport de l’humanité à la guerre. En abordant la mémoire de la Grande Guerre par un biais relativement original en littérature, celui de la peinture du conflit et du témoignage visuel, sans doute cherche-t-elle à insuffler une nouvelle vitalité à un sujet ayant largement occupé les arts britanniques au cours des vingt dernières années. Figurer la guerre pour Barker c’est donc tenter de donner, au sens premier, un visage au trauma, à travers l’évocation du peintre-soldat mutilé, qui ne peut se cacher derrière l’image de Rupert Brooke, vision idéalisée d’une Angleterre pastorale et idyllique. Ensuite, l’évocation des tableaux de Tonks et d’Elinor doublent la recréation fictionnelle d’un retour au « réel historique » visant à ancrer, une fois de plus, le récit dans une rhétorique de l’événement. L’issue en est pourtant incertaine, en ce que la fiction, lestée par le poids du témoignage que constituent les portraits de soldats, semble achopper sur la violence du réel, hésitant à revendiquer son statut fictionnel. La force du roman reste donc la capacité de la romancière à provoquer chez le lecteur une réflexion sur l’écriture de l’histoire et le statut des images de la Grande Guerre et une mise en critique de la célébration indifférenciée de ce conflit à l’époque contemporaine.
Bibliographie
Sources primaires
Barker, Pat, Life Class, 2007, Harmondsworth, Penguin Books, 2008.
—, Regeneration, 1991, Harmondsworth, Penguin Books, 1992.
—, The Eye in the Door, 1993, Harmondsworth, Penguin Books, 1994.
—, The Ghost Road. 1995, Harmondsworth, Penguin Books, 1996.
—, Toby’s Room, London, Penguin Books, 2012.
Brooke, Rupert, The Collected Poems of Rupert Brooke. Whitefish : Kessinger Publishing, 2005.
Owen, Wilfred, The Collected Poems of Wilfred Owen, New York, New Directions Books, 1963.
Woolf, Virginia, Jacob’s Room. 1922. Oxford, Oxford U.P., 2000.
—, To the Lighthouse. 1927, Harmondsworth, Penguin Books, 1964.
Sources secondaires
Biernoff, Suzannah, « The Rhetoric of Disfigurement in First World War Britain » Soc Hist Med. 2011 Dec ; 24(3): 666–685.
Boyd Haycock, David, A Crisis of Brilliance: Five Young British Artists and the Great War, London, Old Street Publishing, 2010.
Cavalié, Elsa, Récrire l’Angleterre, l’anglicité dans la litttérature britannique, Montpellier, PULM, 2015.
Derrida, Jacques, Spectres de Marx. Paris : Editions Gallilée, 1993.
Didi-Huberman, Georges, Génie du non-lieu, Paris, Minuit, 2001.
—, Images malgré tout, Paris, Minuit, 2003.
Gilmain Sander, L., Making the Body Beautiful: A Cultural History of Aesthetic Surgery, NY, Princeton U.P., 2001.
LaCapra, Dominick, History in Transit: Experience, Identity, Critical theory, New York, Cornell U.P., 2004.
Levinas, Emmanuel, Ethique et Infini, Paris, le Livre de Poche, 1982.
[5] Voir le site des Gillies Archives from Queen Mary's Hospital, Sidcup. Consulté le 16 mars 2017.