« The silver face of the dead poet ». (Dé)figurer
la guerre dans Toby’s Room de Pat Barker
- Elsa Cavalié
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« Your landscapes are bodies » (TB, 234)
Lorsque Toby’s Room débute, Elinor, la protagoniste, semble figée dans une conception de l’art rejetant toute implication dans la guerre, à l’image d’un artiste tel que Mark Gertler, ayant refusé de mettre son art au service de la propagande d’état. Dans la première partie du roman, la jeune femme refuse de participer de quelque façon que ce soit à la guerre, et s’isole dans la maison de ses parents afin de peindre. Mais l’unique sujet de sa peinture, c’est paradoxalement son frère Toby, dont on vient de lui annoncer qu’il est récemment mort au combat. Quand elle commence à peindre, elle est ainsi assaillie par l’odeur du front se dégageant de l’uniforme de son frère posé sur le lit, une métaphore puissante de l’inévitabilité de la présence de la guerre et du traumatisme de la mort de l’être cher, ainsi, bien sûr, qu’une référence à peine voilée au Jacob’s Room de Woolf.
Présent physiquement dans le premier roman mais non dans le second, Toby est naturellement celui autour duquel l’intertexte woolfien se construit. Comme Jacob, il est une absence plus qu’une présence, les contours d’une conscience plutôt que la présentification fictionnelle d’un être. Impossible à comprendre, au sens étymologique de comprehendere « saisir », l’essence de Toby ne semble également pas pouvoir être captée par le biais de la peinture et contrairement à Lily Briscoe dans To The Lighthouse, mettant une touche finale à son tableau et prononçant les célèbres mots clôturant le roman – « yes… I have had my vision » – toute épiphanie artistique, mais également ontologique, semble échapper à Elinor :
She couldn’t finish the portrait, or rather she couldn’t trust herself to recognize the moment when it was finished. Her judgement had deserted her. A morning came when she hardly managed to work at all. Toby’s features eluded her; his face seemed to be sliding in and out of focus. (TB, 84)
Symptôme du rapport extrêmement tourmenté qu’Elinor entretient avec son frère (le roman s’ouvre sur une scène d’inceste) le flou visuel entourant le « portrait » du jeune homme se diffuse également dans les nombreux paysages incarnés qu’Elinor peint en tentant capter le souvenir évanescent de son visage. Car ces tableaux sont également des tentatives de portrait, cherchant à reconfigurer l’espace intime et familier de l’enfance afin d’y retrouver le visage du disparu. Ainsi, la figure de Toby s’y matérialise par la convergence apparemment fortuite de l’ombre et de la lumière, une inquiétante étrangeté rapprochant le paysage anglais de celui des tranchées :
Instead, he found himself looking at a series of winter landscapes, empty of people. Well, that was his first impression. When he looked more closely, he realized that every painting contained the shadowy figure of a man, always on the edge of the composition, facing away from the centre, as if he might be about to step outside the frame. Many of these figures were so lightly delineated they might have been no more than an accidental confluence of light and shade. He stood back, trying to pin down his response. At one level these were firmly traditional landscape paintings, but there was something unsettling about them. Uncanny. Oddly enough, he recognized the feeling. It was the paradox of the front line: an apparently empty landscape that is actually full of men. (TB, 95-96, je souligne)
Dans ces tableaux, inspirés des paysages de Paul Nash plutôt que ceux de Carrington (la source la plus évidente d’inspiration pour le personnage d’Elinor), Paul lit la convergence du paysage dévasté des tranchées et le portrait en creux du frère disparu. Le paysage devient alors, comme l’analyse Georges Didi-Huberman à propos de Parmiggiani, une delocazione, « la transformation d’un site environnant (…) en paysage de la psyché, en caractère stylistique, en empreinte de l’intimité » (Génie du Non-Lieu, 13). En effet, ce que Paul reconnaît instinctivement dans les paysages d’Elinor, c’est une incarnation de la hantise, qui fait, comme Derrida l’explique, douter de « la contemporanéité à soi du présent » (Spectres de Marx, 72).
Dans ses rêves Paul imagine ainsi les tranchées comme un corps agonisant à la respiration heurtée :
He dreamt of a desolate landscape in which nothing moved except for a black shape on the horizon, which rose and fell, rose and fell like an arm beckoning, while a bloated sun swelled to fill half the sky. (TB, 253)
On remarque qu’une fois de plus que la « forme noire » évoquée dans les tableaux d’Elinor hante le subconscient du soldat-peintre. La cicatrice zèbre le paysage des Flandres et la conscience collective et déjoue « l’opposition, voire [la] dialectique, entre la présence effective et son autre » (Spectres de Marx, 72). Il ne s’agit pas ici « simplement » du passé qui revient hanter le présent, mais de la disparition de la présentéité de celui-ci, aspiré par la ligne de fuite que constitue la guerre. Ainsi, la blessure, marquant dans sa chair le peintre soldat, et le paysage se superposent lors de la recréation artistique du champ de bataille :
Nothing special. Churned-up flesh; churned-up earth. If you take the other features away, the wound becomes a landscape.
Well, I’ve always thought landscape’s the only way of telling the truth about this war. (TB, 198)
Le lien entre champ de bataille et corps des soldats a été maintes fois exploré dans la littérature de la période : on peut citer le poème emblématique de John McCrae, « In Flanders Field » (1915), où l’image du coquelicot évoque le sang versé par les soldats dans la terre des Flandres et bien sûr, un autre intertexte évident au roman, la terre vaine, ou « wasteland » dans les vers de T.S. Eliot, réécrivant la légende du roi pêcheur, à laquelle Barker fait explicitement référence : « The point is, the wound and the wasteland are the same thing. They aren’t metaphors for each other, it’s closer than that. Anyway, you do the same thing. All those mutilated machines. » (TB, 234).