« The silver face of the dead poet ». (Dé)figurer
la guerre dans Toby’s Room de Pat Barker

- Elsa Cavalié
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résumé
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      Après le Booker Prize qui couronna en 1995 The Ghost Road, le dernier volet de sa première trilogie consacrée à la Grande Guerre et initiée par Regeneration, Pat Barker emmena sa fiction vers des cadres géographiques et historiques différents, sans toutefois s’éloigner des thèmes centraux qu’étaient l’impact de la guerre sur les individus, ou le rapport entre représentation de l’événement et expérience individuelle. Alors que la critique pensait qu’elle en avait terminé avec l’évocation directe de la Première Guerre mondiale, en 2007, Life Class revisitait les années menant au conflit, à travers les yeux d’un groupe de jeunes peintres, dans ce qui allait devenir le premier volet d’une nouvelle trilogie. En 2012 fut en effet publié Toby’s Room, un deuxième roman mettant en scène ces mêmes personnages, cette fois-ci pendant la guerre, et une récente interview publiée sur internet nous apprend qu’un troisième volume est en préparation, centré sur un nouveau personnage historique, un medium écossais nommé Helen Duncan, ayant vécu dans les années 1940. Dans sa critique publiée dans le Guardian, Hermione Lee suggère que peut-être l’ouvrage fondateur de David Boyd Haycok, A Crisis of Brilliance, une biographie des mêmes artistes, qui a poussé Barker reprendre le fil de leur histoire dans un nouvel ouvrage.
      Pour en revenir aux romans publiés jusqu’ici, ceux-ci mettent en scène trois jeunes peintres éduqués à la Slade School of Art, à Londres dans les années 1910. Dans le premier volume, Life Class, se forme le triangle amoureux qui dynamise les romans : Paul Tarrant, le peintre paysagiste issu de la classe ouvrière tombe amoureux d’Elinor Brooke, la jeune artiste non conformiste qui étudie à la Slade en même temps que lui. Le trio est complété par Kit Neville, un peintre un peu plus âgé et également attiré par Elinor, dont les origines bourgeoises et l’aisance en société, confinant à l’impertinence, choquent et fascinent Paul. A la fin du premier volume, alors que la guerre éclate, les deux jeunes hommes décident de partir en France en tant qu’ambulanciers. Quelques années plus tard, lorsque Toby’s Room débute, ils y travaillent toujours, tandis que le frère d’Elinor, Toby, engagé en tant que médecin dans la même compagnie que Kit, meurt au combat. La position artistique de la jeune femme, qui avait tenté de créer hors du champ d’influence de la guerre, devient alors intenable.
      Dans les deux romans, la question de la mémoire est ainsi inextricablement liée à celle de son expression par l’art, car, en représentant des peintres, Barker complexifie le processus initié dans la trilogie de Regeneration : le passage d’une mémoire intime, individuelle et artistique de la guerre à son inscription dans la conscience collective, par le double prisme d’artistes l’ayant vécue et de la romancière contemporaine les mettant en scène. La deuxième trilogie, présente cependant trois différences notables : la première c’est qu’elle n’est pas exclusivement centrée sur les officiers et les soldats, qu’ils soient réels, comme l’étaient Sassoon et Owen, ou fictifs, comme Billy Prior. Parmi les jeunes peintres se rendant effectivement au front à partir de la fin du premier roman se trouve une femme, introduisant de ce fait une perspective féminine sur le récit de la Grande Guerre, un décalage éthique et artistique qui sera développé dans Toby’s Room et intensifié par la référence intertextuelle évidente à Virginia Woolf. La deuxième différence, c’est qu’au lieu des poètes qui incarnaient la mémoire de la guerre dans Regeneration se trouvent des peintres : la citation se alors trouve remplacée par l’ekphrasis.
      La troisième différence, et non des moindres, c’est que plutôt que de mettre en scène le groupe de peintre éduqué à la Slade School of Arts, les Paul Nash, W.R.C. Nevinson, Dora Carrington ou Stanley Spencer, Barker choisit de brouiller la reconnaissance en ne représentant pas ces figures historiques mais des personnages fictionnels dont les traits marquants sont aisément identifiables : Paul Tarrant est inspiré de Paul Nash (et emprunte son nom à une des demeures de la famille de Carrington), mais il a également les origines ouvrières de Stanley Spencer. Elinor Brooke est modelée sur Carrington (elle lui est physiquement identique, en particulier en ce qui concerne son trait le plus reconnaissable, sa masse de cheveux blonds coupés très courts pour l’époque), mais c’est une Carrington qui ne rencontre jamais Lytton Strachey et travaille au Queens Hospital, un hôpital qui traite les soldats ayant été blessés au visage. Il faut cependant noter qu’un personnage historique demeure : Henry Tonks, le professeur de dessin de la Slade School of Arts [1], dont la capacité à faire progresser ses élèves n’a d’égal que la causticité dévastatrice de ses jugements sur ces derniers.
      De ce triple décalage, lié au genre (dans le sens de gender), au medium artistique (représenter des peintres plutôt que des poètes), à l’historicité, naît une liberté créatrice nouvelle pour Barker, une romancière qui répétait à l’envi que le personnage historique dictait la loi de ses romans précédents [2]. La problématique centrale du roman réside ainsi dans la négociation du lien entre art et mémoire de guerre, qu’il s’agisse de la mémoire intime qu’Elinor a de son frère, Toby, ou de la transmission d’une expérience collective de la guerre par les artistes l’ayant incarnée. A travers l’image emblématique du visage d’un soldat oublié, défiguré ou reconstruit, tour à tour Toby, Paul ou Kit, Toby’s Room pose la question de l’éthique de l’artiste : quel rapport à l’autre est induit par l’inter-face que constitue le visage ? Peut-on utiliser une métaphore du corps humain, le paysage, afin de garder une distance éthique vis-à-vis du trauma ? Car montrer un visage défiguré, est-ce (ré)inscrire les images de la guerre dans la mémoire collective, ou trahir l’histoire intime d’un individu à des fins esthétiques ?

 

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[1] Une célèbre école d’art londonienne, ressemblant en de nombreux points à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris.
[2] Voir E. Cavalié, Réécrire l’Angleterre, l’anglicité dans la littérature contemporaine, Presses universitaires de la Méditerranée, « Present Perfect », 2015, pp. 263-272.