Thierry Bouchard et Petr Herel :
une création partagée
- Frédérique Martin-Scherrer
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Fig. 16. P. Herel, frontispice [détail], (P. Žádný,
Sneh…, 1989) - eau-forte [détail],
(G. Apollinaire, Zone, 1988) - eau-forte [détail],
(J.-B. Lysland, Quatre poèmes…, 1989)
Fig. 17. P. Herel, eau-forte, (G. de Nerval,
Fragments…, 1994) -
eau-forte [détail], (R. Daumal,
La Peau du fantôme, 1987)
Chacun des livres de Labyrinth Press, dont tous les éléments – papier, caractères, couleurs, estampes et conception d’ensemble – ont fait l’objet d’un choix après maintes réflexions, constitue une œuvre à part entière. Mis à part l’esprit caractérisant la collection, dont il a déjà été question plus haut, reste à voir si l’on peut distinguer un trait stylistique récurrent malgré la diversité dans le format, l’apparence et la disposition interne des livres.
Ce trait, partagé entre l’imprimeur et le graveur, relève selon moi d’un travail sur l’invisible : les estampages sans encrage sont fréquents, notamment en couverture, qu’il s’agisse du logo de la collection, du titre et nom d’auteur, d’un encadrement discrètement tracé en creux, voire du texte entier, comme on peut le voir sur la quatrième du Livre des fuites. En ce qui concerne l’intérieur, citons, entre autres exemples, une série de figures géométriques embossées par gaufrage, blanc sur blanc, dans le livre d’Aristote. On peut relever également un jeu avec les feuillets transparents : dans Fragments d’une première version d’Aurélia par Gérard de Nerval, une taille-douce, tirée en bleu sur papier de soie, présente une forme spectrale en lévitation : la transparence du papier s’ajoute à l’aspect fantomatique du motif ; ou bien encore, dans Mezi tupci de Jiří Kolář, le papier népalais, utilisé comme serpente entre gravure et texte, sert aussi de support pour la page de titre. La disposition la plus étonnante, que l’on peut observer dans plusieurs ouvrages [22], est celle que l’on découvre en ouvrant le livre lorsqu’une gravure en frontispice est placée à gauche en regard de la page de titre : seule la marque de cuvette apparaît alors au recto, c’est-à-dire en belle page ; ce choix, contraire aux règles admises et évidemment volontaire, présente, avant toute image, une estampe vue de dos, comme une ombre précédant l’apparition.
Le thème de l’effacement est fréquent dans les poèmes de Thierry Bouchard ; le langage, écrit-il, ne nomme ni êtres ni choses, mais des « ectoplasmes » (Prologue à un livre brûlé) ; la neige annihile le paysage comme dans une photographie surexposée (Sneh) ; l’amour perdu n’est plus « qu’ombre sous l’ombre » ou « pure lumière invisible » (Quatre poèmes dans l’arrière-saison de l’oubli) ; l’insomnie ne délivre que « le fragment minuscule et illisible des lettres d’un nom perdu » (Rosedale) ; quant au Livre des fuites, c’est un adieu à la vie. Certains des textes choisis sont proches de cette thématique, tels l’Hymn to God de John Donne, La Peau du fantôme de Daumal ou le dernier poème de Fenêtres sur le soir de Reynek.
Quant à Petr Herel, on peut dire que les fantômes hantent son œuvre. Non qu’ils soient représentés – sinon, peut-être, par ces formes spectrales que l’on observe dans Fragments d’une première version d’Aurélia de Nerval ou dans le Prologue à un livre brûlé de J-B. Lysland. Mais ils se manifestent plus encore à travers une stylistique de la variation métamorphique. Ici, une clef se transforme en cadavre, là une série de cailloux deviennent des crânes, là d’étranges mutations modifient la matière inorganique en tissus biologiques (fig. 16). Dans Talus… [23] de Pascal Commère, la pierre solide qui se dresse dans la première estampe, après une étape intermédiaire, devient si évanescente dans la troisième que l’on ne sait plus bien à quoi l’on a affaire : est-ce une main ? Un visage ? Une surface indéterminée ? Ou la même stèle, dont les linéaments se seraient effacés ?
Autre apanage des apparitions fantastiques, la diaphanéité se reconnaît aussi dans le support, plus ou moins transparent, sur lequel Petr Herel choisit de tirer certaines gravures. Nous avons déjà évoqué la peau translucide de « son » fantôme, qui est vraiment une peau et non un artefact, pour le poème de Daumal ; certaines estampes sont tirées sur papier de soie, comme dans le livre de Nerval. De même qu’on peut voir le mur, dit-on, derrière un spectre, ainsi le texte se laisse-t-il deviner à travers l’image (fig. 17). Les apparitions parfois sont si ténues, si proches de l’invisibilité – telles ces lettres grecques émergeant en négatif au sein de l’aquatinte ornant le poème de Seferis – qu’il faut une attention soutenue et un véritable effort du regard pour les déceler.
Petr Herel, parfois, procède à une série de tirages à partir d’une même plaque, selon plusieurs états, du plus net au plus estompé ; par exemple, dans Le Livre des fuites de 2007, la gravure étant placée en deuxième page d’un cahier, quelle ombre voit-on au recto, c’est-à-dire en belle page ? D’abord, on croit à un effet de transparence, hypothèse vite abandonnée étant donné l’épaisseur du papier ; on s’imagine ensuite avoir affaire à une estampe cachée sous une serpente, et l’illusion est telle qu’on ne peut s’empêcher de passer le doigt sur la page pour être détrompé ; on conclut nécessairement à un tirage presque immatériel, comme on peut en observer aussi sur certaines couvertures, où s’imprime une allusion fantomatique à tel détail de l’image figurant à l’intérieur de l’ouvrage : tel est le cas de la couverture des livres de Dimitris Tsaloumas et de Jiří Kolář.
Il arrive aussi que l’artiste grave à plusieurs reprises une seule et même plaque pour une série d’estampes distinctes. Dans Slova, Barvy, Tvary, Hudba, Ticho de Jan Marius Tomeš [24], les cinq gravures, à première vue, ne se ressemblent pas, mais cette impression ne résiste pas à un examen plus attentif. Pour la première estampe, Petr Herel engrave sur le cuivre une composition, qu’il tire à 12 exemplaires (soit le tirage du livre lui-même). Puis, après avoir effacé le plus possible l’essentiel du dessin marqué sur le cuivre, il fait pivoter la plaque d’un quart de tour, grave une deuxième composition, et procède à 12 nouveaux tirages – ensuite il efface de nouveau, tourne la plaque encore d’un quart, et ainsi de suite jusqu’à la cinquième gravure, qui vient par conséquent se superposer à la première. Chaque estampe de cette suite (à l’exception de la première) porte donc la trace spectrale des compositions précédentes (fig. 18). Ainsi, non seulement cette unique plaque est utilisée comme un palimpseste dont l’existence se laisse deviner à travers les infimes traces qui résultent des dessins successifs, mais encore, puisqu’elle tourne à quatre reprises, elle est affectée d’un mouvement circulaire. C’est d’une manière analogue que fonctionne la mémoire profonde : cela bouge, s’estompe ou se cache, mais les empreintes demeurent. Les estampes de Petr Herel échappent au coup d’œil rapide : comme la poésie, elles exigent, pour être reçues, un œil ralenti.
Chacun des livres de Labyrinth Press déploie un espace de création particulier, fondé sur l’échange et sur la rencontre de deux démarches créatrices à la fois singulières et proches, qui se sont dépassées l’une par l’autre. L’ensemble ne constitue pas ce que l’on appelle une collection que distinguerait une ligne éditoriale prédéterminée, mais représente véritablement une œuvre, en ce sens que quelque chose d’authentique s’y révèle en prenant forme extérieure, concrète, tangible. Ses inventeurs, artisans autant qu’artistes, se concentrent sur l’essentiel, à savoir, pour le dire vite, une question de survie. Pour qui a conscience de la vanité de toutes choses, il importe de créer des objets de résistance. Des fantômes, symboles mélancoliques d’une quête indéfiniment reconduite, habitent sans doute ces labyrinthes de papier, mais les livres sont là : solides et concrets, ils accueillent le monde de l’imaginaire.
[22] Novalis, Fragments et Grains de pollen (1980), P. Commère, Talus n’est-ce que cela vraiment je voudrais dire (1989) et J-B Lysland, Quatre poèmes dans l’arrière-saison de l’oubli (1989).
[23] P. Commère, Talus n’est-ce que cela vraiment je voudrais dire, avec 3 eaux-fortes de Petr Herel (tirées par l’artiste dans son atelier de Canberra), Losne, Labyrinth Press, 1989.
[24] J. M. Tomeš, Slova, Barvy, Tvary, Hudba, Ticho, texte tchèque seul, avec 5 eaux-fortes en couleurs de Petr Herel (tirées par l’artiste dans son atelier de Canberra), Losne, Labyrinth Press, 1988.