Thierry Bouchard et Petr Herel :
une création partagée
- Frédérique Martin-Scherrer
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Fig. 9. G. Apollinaire,
P. Herel, Zone, 1988
Fig. 10. B. Reynek, P. Herel, Večerní okna /
Fenêtres sur le soir, 1997
Fig. 11. J.-B. Lysland, P. Herel, Quatre poèmes dans
l’arrière-saison de l’oubli, 1989
Fig. 12. G. Séféris, P. Herel, Πανω σε μια χειμωνιατικη
ακτινα / On a Ray of Winter Sun, 1988
Fig. 14. P. Chappuis, P. Herel, J.-Ed.
Augsburger, Sur le pont Charles /
Na Karlově mostě, 1997
Fig. 15. J.-B. Lysland, P Herel, Prologue à un
livre brûlé, 1995
Bien souvent, le rapport infiniment subtil qu’entretient l’image avec le texte pose question et incite à un examen plus approfondi. Les trois gravures en couleurs choisies pour Zone, d’Apollinaire [16], sont barrées de traits noirs en surimposition représentant une enveloppe fermée. Les motifs qui parsèment ces compositions, souvent repérables dans d’autres œuvres du graveur, ne présentent pas de rapports explicites avec les significations verbales : ici encore, les eaux-fortes – dont la dominante rouge, verte ou bleue semble accompagner les diverses colorations du lyrisme apollinarien – proposent un poème visuel parallèle à celui du poète (fig. 9). Ce qui surtout frappe l’attention, c’est le velouté extraordinaire de ces estampes splendides : d’innombrables traits minuscules, plus ou moins serrés, créent des zones de couleurs sombres ou claires, de sorte que l’œil en retire la sensation quasiment tactile d’un pelage plus que d’un plan coloré : les deux arts en présence ne se rejoignent que dans leurs couches les plus profondes.
Même lorsque les images paraissent, à première vue, coïncider de manière moins énigmatique avec les mots, un regard véritablement attentif ne fait que reconduire les questions un peu plus loin. Le très beau recueil de Bohuslav Reynek, sous le titre Večerní okna / Fenêtres sur le soir [17], fait allusion à ces fenêtres à travers lesquelles le poète porte un regard méditatif à la fois sur le jardin de sa maison et sur les songes et les pensées qui habitent son monde intérieur, et qui viennent comme se peindre sur les vitres. Les eaux-fortes et aquatintes en couleurs de Petr Herel, placées en regard de ces poèmes, représentent des fenêtres sur les carreaux desquelles transparaissent des visions qui semblent elles aussi glisser sur les vitres, à la manière des phosphènes sur l’œil ; mais ces visages, ces silhouettes, ces motifs figuratifs ou abstraits, finement détaillés ou tout juste esquissés, ne relèvent pas de l’illustration mais émergent de l’univers de l’artiste, dans un travail reprenant les chemins de la création suivis par le poète (fig. 10).
L’estampe emprunte parfois au poème sa disposition versifiée. On peut observer cet agencement dans un recueil de Thierry Bouchard, publié sous le pseudonyme de Jean-Baptiste Lysland, sous le titre Quatre poèmes dans l’arrière-saison de l’oubli [18] : le graveur adjoint au texte deux eaux-fortes tirées en noir, qui alignent des « phrases » dont les « termes » sont des motifs appartenant à son « vocabulaire » de signes intraduisibles, parfois même difficiles à identifier sur le plan graphique, tant cet univers est particulier : une oscillation permanente entre la chose et l’être, entre matière solide et organique, entre des dessins de la plus grande précision et des graffitis volontairement malhabiles, fait en permanence hésiter l’œil, du moins cet œil qui, devant une composition visuelle, cherche à nommer ce qu’il voit (fig. 11).
L’extrême finesse du travail de Petr Herel, ainsi que la présence de motifs comme enfouis dans le blanc du papier, entraînent également le regard dans une sorte de voyage au fond de la page, dût-on prendre une loupe. Dans Πανω σε μια χειμωνιατικη ακτινα / On a Ray of Winter Sun, poème de Georges Séféris [19], la partie centrale du livre est occupée par une eau-forte en double page (fig. 12), tirée en gris-bleu au verso et au recto d’un épais feuillet de vélin plié, de sorte que la même composition, rassemblée, séparée ou inversée, présente des états plus ou moins évanescents. Près du centre de l’image, on voit apparaître, sur un fond floconneux rayé d’un trait blanc que termine une plume, les lettres grecques du poème qui émergent en négatif de manière à peine discernable (fig. 13 ) : les gravures de Petr Herel interdisent le regard rapide, et demandent l’attention soutenue qu’exigerait de nous, par exemple, le déchiffrage d’une inscription épigraphique. Ici le papier lui-même, dans son blanc, sa luminosité et sa texture, semble émerger, sous forme de taches, de rayures ou de caractères, du sein même de l’image : le graveur fait parler le papier.
Or le papier a bien d’autres langages : si l’épaisseur, le grain et la couleur interviennent dans la réception du texte ou de l’estampe, sa mise en relief ou son découpage sont également à prendre en compte. Deux livres illustrent ces ressources. Le premier, Sur le pont Charles / Na Karlově mostě, de Pierre Chappuis [20], poème en français suivi de sa traduction en tchèque, se présente, sous son emboîtage en plexiglas transparent, comme un livre-sculpture. La couverture est une œuvre réalisée par deux artistes : celle-ci, en papier épais, gravée à l’eau-forte par Petr Herel et tirée en vert par l’atelier Georges Leblanc à Paris, est ornée de gaufrages de Jean-Edouard Augsburger, réalisés par lui dans son atelier de La Chaux-de-Fonds ; au centre du livre, une deuxième eau-forte, tirée en double page sur moulin de Larroque et également dotée de reliefs en superposition, est composée suivant les mêmes principes que la couverture (fig. 14). Le deuxième ouvrage, Prologue à un livre brûlé, signé Jean-Baptiste Lysland [21], présente des formes asymétriques. Trois cahiers en trois volets repliés l’un sur l’autre présentent, à gauche, un pavé imprimé parallèle au bord de la page, au centre une eau-forte basculée sur le côté qui semble prête à chuter hors du plan, et à droite un volet blanc découpé en trapèze (fig. 15). La couverture, également en trois volets, annonce cette disposition particulière par un cadre estampé disposé en oblique. La typographie du titre enfin actualise le sens des mots : Prologue (en noir) à un livre (en rouge) brûlé (en creux sans encrage).
Avec le Livre des fuites I, VI, Fragm., paraît le vingt-et-unième titre d’une collection inaugurée trois décennies plus tôt. En 2007, lorsque Petr Herel se rend en France pour visiter Thierry Bouchard, condamné par une grave maladie, il sait qu’il le voit pour la dernière fois, et que le prochain livre sera l’ultime création de Labyrinth Press. Pour cette publication, il choisit l’un des plus récents poèmes de Thierry Bouchard, que celui-ci a dédié à son fils. Avant de quitter la France, Petr Herel réalise des frottages à partir de pierres trouvées dans le jardin de son ami ; rentré en Australie, il va transcrire l’un de ces frottages sur vernis dur et le tirer dans son atelier. Exécuté sur un papier épais, le tirage de la gravure en belle page est à peine visible, tandis qu’au verso cette même gravure apparaît dans un ton noir soutenu. Ainsi se conjuguent, dans un geste d’adieu, le clair et l’obscur, l’absence et la présence, la fugacité et la pérennité.
[16] G. Apollinaire, Zone, avec 3 eaux-fortes en couleurs de Petr Herel (tirées par l’atelier Georges Leblanc à Paris), Losne, Labyrinth Press, 1988.
[17] B. Reynek, Večerní okna / Fenêtres sur le soir, texte tchèque et traduction française de Michel Reynek & Peter Brabenec, avec 10 eaux-fortes et aquatintes en couleurs de Petr Herel (tirées par l’atelier Georges Leblanc à Paris), Losne, Labyrinth Press, 1997.
[18] J.-B. Lysland, Quatre poèmes dans l’arrière-saison de l’oubli, avec 2 eaux-fortes de Petr Herel (tirées par l’atelier Georges Leblanc à Paris), Losne, Labyrinth Press, 1989.
[19] G. Séféris, Πανω σε μια χειμωνιατικη ακτινα / On a Ray of Winter Sun, IV, texte grec et traduction anglaise par Dorothy Catherine Davis et Thierry Bouchard, avec 5 eaux-fortes et une couverture marbrée sur des cartes périmées du désert de Simpson (Australie) de Petr Herel (tirées par l’artiste dans l’atelier Graphic Investigation Workshop à Canberra), Losne, Labyrinth Press, 1988.
[20] P. Chappuis, Sur le pont Charles / Na Karlově mostě, texte français et traduction en tchèque de Dagmar Halasová, avec 1 double page et une couverture en 3 volets gravés à l’eau-forte, de Petr Herel (tirées par l’atelier Georges Leblanc à Paris), avec, en superposition des reliefs de Jean-Edouard Augsburger (tirés par lui dans son atelier de La Chaux-de-Fonds), Losne, Labyrinth Press, 1997.
[21] J.-B. Lysland, Prologue à un livre brûlé, avec 2 eaux-fortes de Petr Herel (tirées par l’atelier Georges Leblanc à Paris), Losne, Labyrinth Press, 1995.