« Gratter, racler, rater ». Conversations
entre calligraphie et peinture
- Karine Bouchy
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Pour Neuenschwander, la problématique fondamentale est toujours celle de la pertinence de la pratique calligraphique, aujourd’hui, en Occident. En tant qu’artiste du texte en général et calligraphe plus précisément, il réfute explicitement toute posture nostalgique ou fétichiste face aux techniques traditionnelles de l’écriture latine. Autrement dit, il ne s’en tiendra jamais à l’inscription manuscrite si une recherche appelle d’autres modes de production de la forme écrite. Est-ce quand la calligraphie contemporaine reproduit les formes historiques, rejoue les pratiques passées ou rappelle les usages traditionnels de l’écriture latine qu’elle affirme le plus ses liens avec l’histoire des formes inscrites ? Le diptyque de Neuenschwander semble suggérer que ce n’est pas le cas. La manifestation de pratiques d’estampe, de collage ou de pochoir, fréquente dans les récents travaux calligraphiques en général, est à ce niveau particulièrement significative. Ces modes de production de la forme écrite ne quittent pas le régime de la facture directe : les lettres prennent forme « telles quelles », simultanément contour, volume et surface, au moment où la matière se répartit, se solidifie ou se transfère d’une surface à l’autre.
La mise en forme typographique de la partie droite du diptyque pourrait sembler d’une neutralité banale et déconcertante. Le caractère choisi (l’Impact), présente peu de variations (typo)graphiques (c’est même a priori une police de caractère généralement considérée comme plutôt médiocre). Composé de cette manière, avec un interlettrage et un interlignage très serrés, ce style en capitales (donc sans ascendantes ni descendantes) à la chasse [26] plutôt étroite, confirme la régularité et l’homogénéité de l’alignement rectiligne de la grille alphabétique. Au niveau visuel, son emploi permet d’obtenir un bloc de texte homogène, ici encore renforcé par la composition à bords perdus. Ce caractère utilisé en capitales est en effet à l’opposé des formes manuscrites autant que des tracés de la calligraphie traditionnelle. On peut voir dans cet usage « an attempt at getting rid of the personal touch », comme le décrit Richter à propos de son usage de la photographie [27]. Ainsi, l’emploi par Neuenschwander d’un caractère typographique contraste à la fois avec la nature personnelle de la réflexion donnée à lire, et avec l’idée que le spectateur peut se faire d’une œuvre de calligraphie.
On peut avancer que les associations concernant la rhétorique typographique sont elles aussi minimisées par le choix d’utiliser ce caractère. Dans un article consacré à la notion de « neutralité typographique » – et précisément à son importance dans le champ de l’art conceptuel – Vivien Philizot analyse les raisons de ce désir de détachement rhétorique dans certaines œuvres contemporaines, tout en démontrant l’impossibilité d’y parvenir complètement [28]. Cet usage fréquent de polices de caractères considérées comme « sobres », voire neutres (essentiellement des formes capitales et sans empattements), par les artistes conceptuels n’a pas manqué d’interpeller les créateurs de caractères. Dans la brochure accompagnant sa police typographique, le Neutral, le dessinateur de caractères Kaï Bernau se réclame de ce courant, en se proposant de réduire les effets d’associations parasites liés à la forme de la lettre : « Le caractère Neutral se donne pour but de minimiser ces associations et connotations et aspire à devenir un caractère standard pour les artistes conceptuels » [29]. Le calligraphe choisit donc un caractère qui va à l’encontre de toute notion d’écriture manuscrite ou de toute idée préétablie de « calligraphie » : sans empattements et à contraste minimal, contrairement aux formes issues des tracés à la plume large caractéristiques de l’écriture latine. De plus, le mode de réalisation lui-même est une sorte d’antithèse de la gravure sur pierre, qui est la référence historique de la lettre en volume pour l’écriture latine. Le relief des caractères sur la toile – irrégulier à certains endroits au point de complexifier la lecture – ajouté à la monochromie qui englobe à la fois la matière appliquée sur la toile et le fond de cette dernière leur donne presque l’allure d’un bloc de pierre dont le rapport entre creux et reliefs serait inversé et donc, dont le principe de lisibilité (jeu de la lumière et des ombres) le serait lui aussi. Mais surtout, le mode de création du relief s’est mécanisé, puisque le calligraphe fait appel à la transcription du texte en caractères typographiques et à la découpe au laser. Le texte est composé à l’aide d’un logiciel de traitement de texte puis découpé mécaniquement. Il reste ensuite au calligraphe à remplir le pochoir.
Le geste du calligraphe nécessaire à la création du panneau de texte consiste alors à appliquer, à l’aide d’un racloir ou d’une large spatule, la matière épaisse du whitewash, teinté au pigment et/ou recoloré après séchage. Un geste de nature peu variée (en termes de direction ou de pression), sorte de remplissage par raclage qui fait écho à la pratique de Richter mentionnée dans le texte de Neuenschwander. Un geste qui pourrait donc tout autant être celui d’un peintre contemporain, ou même d’un sérigraphe lorsqu’il ramasse l’encre à la fin d’un tirage. En multipliant les manières de produire une image visible de texte, le calligraphe contemporain agrège des gestuelles empruntées à d’autres pratiques. Se pose donc aussi la question de l’outil. Richter construit son outil pour qu’il devienne un hybride entre le racloir sérigraphique, le couteau de peintre et le pinceau ; un instrument qui dépose, prélève et mélange les couleurs tout à la fois. D’ailleurs, lorsque l’on voit Gerhard Richter préparer son racloir, l’enduire de peinture puis lui faire traverser la toile d’un bout à l’autre, c’est à nouveau la sérigraphie que l’image évoque [30]. Les particularités résident dans le basculement du support en position verticale et dans la pression appliquée. La peinture contemporaine fabrique, détourne ou modifie ses instruments en fonction des interactions avec la matière.
Ainsi, le texte reproduit par le calligraphe a changé de nature : il n’est plus inscrit ou transcrit mais composé puis modelé. Le geste calligraphique questionne ici l’apparition et la prise de forme des signes en déplaçant le travail vers une autre gestuelle. Ce mouvement, le geste d’étendre la matière qui composera la forme calligraphique, n’est pas si différent du mode traditionnel de l’inscription qui implique de déposer un medium sur la surface grâce au contact de l’outil, tandis que cette surface l’absorbe ou le retient. Mais la forme ne se donne pas ici par composition linéaire ; il n’y a pas de direction d’écriture, de ductus [31] à proprement parler, mais la prise de forme d’une image de texte : le pochoir agit comme un moule. Un seul déversement ou un seul passage du racloir pourrait presque suffire à distribuer la matière pour qu’elle se moule dans les creux du pochoir, dans sa grille de composition prédéterminée.
Le procédé employé par Neuenschwander tient à la fois d’une « prise de forme » instantanée (par le biais du pochoir qui agit comme un moule) et d’un travail de reprise permis par la plasticité du medium utilisé. Il s’agit d’abord de répartir une matière par un premier geste de raclage, de la laisser prendre forme puis, avant qu’elle ne se solidifie complètement, de la texturer par un autre type de raclage ou de grattage. Parce que le pochoir employé par Neuenschwander est fait d’un seul tenant, contient l’ensemble du texte et requiert un mode gestuel qui ne nécessite pas de raccords entre les traits, nous pouvons dire que le texte de Conversation with Richter tient d’un « mode image », c’est-à-dire d’un mode où la composition de la forme ne relève pas d’un tracé trait à trait et lettre à lettre. Mais en même temps, l’important relief des lettres ne s’obtient qu’au terme d’un processus de construction successif, couche après couche de whitewash. Cette double temporalité de la construction du texte fait elle aussi écho au rapport entre instantanéité et répétition présent dans la technique du raclage de Richter. Les couleurs sont mêlées par le passage du racloir, dans le contact entre l’outil et la toile, mais le procédé employé par Richter implique aussi la répétition de ce même geste, à intervalles, selon différents degrés de séchage de l’huile.
Dans son diptyque, Neuenschwander formule des questions initiées par la pratique picturale de Richter mais qui, pourtant, touchent la pratique calligraphique : elles permettent au calligraphe d’en interroger l’évolution, les nécessités, les liens avec les autres arts visuels. Ces questions sont présentées de manière littérale, tantôt par l’écriture, tantôt par des gestes plastiques (la toile de gauche et ses couleurs brouillées, celle de droite et ses reliefs sont autant de questions, aussi littérales, que celles données à lire dans le texte). Dans leur forme, elles engagent des outils et des techniques qui ne semblent pas, de prime abord, « calligraphiques ». Conversation with Richter soulève la question du potentiel d’un medium artistique à convoquer l’histoire d’une pratique à l’aide d’un geste technique réinventé, comme peut le faire l’art contemporain. Dans ce diptyque, c’est à travers le mode de production du signe alphabétique que la question se pose. La manière dont Brody Neuenschwander convoque la peinture dans Conversation with Richter est bien spécifique. Quand le calligraphe ré-effectue des gestes du peintre allemand, cela lui permet, par la médiation de la peinture contemporaine, de questionner la pratique calligraphique. Cela est possible précisément parce que ce sont deux pratiques aux histoires et aux techniques différentes, mais qui partagent des problématiques – qui concernent ici le geste : racler, superposer, répéter pour faire émerger une forme.
Ce type d’usage est très différent des cas où le calligraphe cite le travail d’artistes qui utilisent le geste manuscrit ou les formes alphabétiques. Ce n’est alors jamais (à notre connaissance) dans une œuvre, mais toujours dans des articles que Neuenschwander y fait référence. Le travail de Cy Twombly, par exemple, qui est parfois mentionné par le calligraphe, sert à exemplifier la manière dont la forme inscrite peut être employée dans la création visuelle contemporaine :
Twombly writes his paintings and in so doing imbeds them in the great cultural traditions of the West. (…) It is what makes Twombly’s work beautiful. If we have any ambition to create a Western art form called calligraphy, we will have to grapple with this problem. ( …) We will have to make written images, icons in the true sense, that capture the fundamental questions of our times [32].
Employant l’alphabet dans le registre du visible, la calligraphie latine contemporaine se place au croisement des deux expressivités – graphique et linguistique – du signe d’écriture. De plus, une pratique calligraphique basée sur l’alphabet latin correspond à une invention et non à la poursuite d’une tradition. Pour ces raisons, le calligraphe contemporain ne peut penser sa discipline autrement qu’en la mettant en relation non seulement avec l’histoire des formes alphabétiques mais aussi avec l’histoire de la création d’images en Occident, en particulier la part actuelle de cette histoire.
[26] La « chasse » est la largeur du caractère typographique, approches comprises (Lexique typographique, Atelier Perrousseaux Editeur).
[27] « Une tentative de se libérer de la touche personnelle » (G. Richter, D. Elger et H.-U. Obrist, Gerhard Richter. Text: Writings, Interviews and Letters, 1961-2007, Londres, Thames & Hudson, 2009, p. 153).
[28] V. Philizot, « Le signe typographique et le mythe de la neutralité », Textimage, n° 3, « A la lettre », 2009.
[29] K. Bernau, Neutral, Mémoire de Master en design typographique, Académie Royale des Beaux-Arts, La Haye, 2005, p. 21 ; cité par V. Philizot, « Le signe typographique et le mythe de la neutralité », art. cit., p. 4 (ou p. 15 du fichier PDF).
[30] Par exemple dans le film Gerhard Richter Painting (C. Belz, Gerhard Richter Painting, Kino Lorber, 2011).
[31] Le nombre, l’ordre et la direction de tracé des traits nécessaires à la composition d’un signe alphabétique.
[32] « Twombly écrit ses toiles et, ce faisant, les enracine dans les grandes traditions culturelles occidentales. (…) C’est ce qui fait la beauté de son œuvre. Si nous voulons inventer une forme de calligraphie occidentale, il va falloir nous confronter à cette problématique : créer des images écrites, des “icônes” au sens propre, qui capturent les questions essentielles de leur époque » (B. Neuenschwander, « Can Writing Be Beautiful? », Moscou, International Exhibition of Calligraphy, 2009).